Le duo infernal formé par le metteur en scène Antoine Campo et l’auteur Jean Louis Bauer crée une machine théâtrale non identifiable à l’âge du numérique. Un théâtre éclatant qui offre aux spectateurs l’anéantissement algorithmique d’une simple mortelle, jusqu’au 23 juin au Théâtre de La Reine Blanche.
Si la science-fiction est devenue un genre à part entière au cinéma, dans le roman ou la BD, elle peine en revanche à franchir les enceintes du théâtre. Rares sont les pièces qui osent affronter l’avenir. Le théâtre est résolument une chose du passé, et lorsqu’il se tourne vers le présent, c’est le plus souvent sur le mode de la comédie indigeste, de la bouffonnerie et de la farce jusqu’à la nullité des portraits de mœurs dont Hegel aurait dit qu’ils sont ressemblants jusqu’à la nausée. Bref, il n’y a plus de théâtre contemporain, mais au mieux des mises en scène contemporaines. Et pour le théâtre de SF c’est un véritable désert ! Le duo infernal formé par le metteur en scène Antoine Campo et l’auteur Jean Louis Bauer, n’a pas de mal à s’engouffrer dans cette brèche, en habitués qu’ils sont à créer depuis 30 ans un autre théâtre hors des sentiers battus du théâtre subventionné et ceux convenus d’un répertoire en mode muséographie.

La Chair et l’algorithme présentée jusqu’au 23 juin au théâtre de la Reine Blanche en est une illustration éclatante !
La pièce explose tous les genres de la comédie et du drame en s’attaquant au portrait d’une femme d’aujourd’hui, nécessairement célibataire, seule à élever son enfant, hyperactive, c’est-à-dire « Open 24/7 » – 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, et qui passe sa vie au portable, toute sa vie, son travail, sa santé, sa famille, ses amis, ses amants, …dans un état d’urgence perpétuel.
Jeanne l’addict aux voix de son portable
Cette frénésie est d’autant plus risible que l’héroïne Jeanne – comme de bien entendue addict aux voix… de son portable, est contrainte à un soliloque pathétique afin de gérer à grands renforts de sms, l’anniversaire de sa grand-mère, ses déboires amoureux ou le flux tendu de sa profession de reporter. Celle qui s’imaginait que l’installation «d’appli», toujours plus performantes, allait l’aider à « manager » sa vie à distance, finit par se déconnecter, pour le coup, du monde et de ses proches, en s’enfermant dans une solitude peuplée de voix lointaines et de messages désincarnés.

Elisabeth Bouchaud dans le rôle de Jeanne
A l’instar d’une autre égérie des beaux jours du théâtre moderne, elle finit par s’enfoncer dans un monde, virtuel cette fois, ne sachant plus à quelle «appli» se vouer, tout en poursuivant inlassablement son monologue, en s’imaginant sans doute qu’à force de texto ses vœux seront exaucés !
SMS/ Save My Soul
Dans un univers dépeuplé, le spectateur découvre avec elle le contenu de ses conversations et ses SMS projetés sur l’écran en fond de scène. Seule et pourtant constamment « dérangée », l’héroïne peut parfaitement incarner cette modalité d’existence tant redoutée par les détracteurs d’une société de plus en plus soumise à la puissance des algorithmes. En marge de son film Adieu Langage Jean Luc Godard ne déclarait-il pas à un journaliste : « Quand vous avez un iPhone, vous êtes tout seuls, et quand vous êtes tout seuls, vous avez besoin de l’autre… SMS, vous savez ce que ça veut dire ? Ça veut dire Save My Soul. »
Jean-Louis Bauer, de son côté ne délivre aucune morale, ni message explicite. Il finit toutefois par mettre un terme à ce martyrologe délicieux à l’âge du numérique, en faisant sauter littéralement la pauvre Jeanne avant la scène finale. Pourtant on ne peut pas vraiment parler de drame. D’autant plus qu’il n’y a pas de fin ! Jeanne ressuscite, en effet façon Cyborg, manipulée par la puissance de la raison algorithmique qui parvient à se servir de sa propre voix, post mortem, afin de poursuivre cette comédie « transhumaniste ». Seul un théâtre comme celui de la Reine blanche dirigé par Elisabeth Bouchaud, physicienne de renom, et passionnée d’écritures théâtrales, pouvait accueillir une telle création.
Une nouvelle alliance, version théâtrale, de l’art et de la science
Seule en scène, elle incarne avec rigueur et sensibilité ce personnage de femme emportée dans ce devenir trans- machinique. Elisabeth Bouchaud assume aussi sa double personnalité, de physicienne, lauréate de nombreux prix scientifiques pour ses recherches, (dont un prix de l’Académie des sciences), et de directrice du théâtre de la Reine Blanche. Sa volonté d’offrir une figuration sensible aux phénomènes scientifiques au delà d’un souci de vulgarisation louable, rejoint les vœux d’un philosophe comme Bruno Latour pour qui l’art doit renouer avec la science, afin de rendre sensibles des phénomènes aussi abstraist que la notion d’Anthropocène.
La Chair et l’algorithme participe de cette nouvelle alliance dans laquelle les arts conjuguent leurs médiums à ceux de la science afin de rendre visibles des questions comme celles des conséquences de la révolution numérique sur notre quotidien le plus intime.

Portrait d’Antoine Campo par l’artiste Karine Burckel @ KF studio 157
Pour cela les arts se scientificisent nécessairement dans leurs installations et inversement les sciences s’ouvrent à des prospectives imaginaires. De fait, sans bénéficier des moyens alloués aux théâtres subventionnés, Antoine Campo réalise une mise en scène quasi « algorithmique » qui mime génialement le rythme des technologies numériques. Il faut souligner la véritable prouesse de cette comédie soumise au staccato infernal de 300 tops convenus avec la régie et déclenchés au bon moment au fur et à mesure que la bande-son extrêmement travaillée défile, en contrepoint des monologues.
De fait, Antoine Campo dirige de main de maître l’actrice et son équipe technique afin de donner à cette pièce des allures de performances autant visuelles que sonores !
La Chair et l’Algorithme de Jean-Louis Bauer, mise en scène, scénographie et costumes d’Antoine Campo, composition et sound design de Stéphanie Gibert, lumière d’Antoine Campo et Paul Hourlier, équipe vidéo : Aline Romat, Matthieu Desport, musique du groupe Mime, Olivier Bemer, avec Elisabeth Bouchaud et Marie Chaufour.
Site du Théâtre de La Reine Blanche