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Depuis plus de quarante ans Jean-François Lecourt est un franc-tireur qui déconstruit à coup de fusil les deux fondements du dispositif photographique. D’un coup il explose la camera obscura (ou le sténopé) et perfore l’empreinte chimique lumineuse ; faisant voler par là même les émanations illusoires d’une photographie désincarnée et mélancolique. Face à une telle performance, le corps du photographe n’a plus besoin de se cacher.

À travers ses photographies explosives, Jean-François Lecourt s’inscrit dans une démarche existentielle de la photographie expérimentale qui questionnent l’essence même de la photographie, et la place de celui qui tire un portrait notamment. En reprenant le dispositif du tir photographique, Jean-François Lecourt réintroduit le corps du photographe dans une pratique qui touche autant à la performance, qu’à la méditation.

Machine de guerre photographique

À l’âge du selfie où la seule faculté d’allonger un bras suffit pour obtenir des autoportraits aussi insignifiants que dérisoires, Jean-François Lecourt poursuit une pratique de la photographie aussi iconoclaste qu’exigeante. Depuis la fin des années 70, il utilise principalement le tir avec une arme à feu sur l’objectif d’un appareil photographique comme dispositif artistique pour en produire un cliché. L’artiste remplace parfois la balle par une flèche ! Il a eu l’occasion de suivre au Japon des cours de Kuydo, le tir à l’arc traditionnel. « Le tir réussi, vous le vivez comme un état de grâce. » De fait, l’expression se « tirer le portrait » est à entendre, ici, dans son sens le plus littéral, en relevant d’une « performance » à la fois corporelle et spirituelle. Pour en comprendre la force et la valeur esthétique, il faut rappeler l’influence du Body Art sur sa création. Sa rencontre avec Gina Pane, notamment, donna à sa photographie une présence gestuelle et une épaisseur proche de la peinture.

Jean-François Lecourt, La Balle crée l’image, 2001. Tirage numérique. 93 x 69 cm

Nombre de photographies noir et blanc ou couleur remontent à la fin des années soixante-dix, et témoignent un même protocole : l’artiste tire dans un appareil photo 6 x 6, 24 x 36, ou jetable. A chaque fois, la balle détruit l’appareil et empreinte l’image sur un négatif déchiré matériellement par le projectile.

Jean-François Lecourt, Tir dans l’appareil photographique, 1989

Une seconde série est faite avec des sténopés dans lesquels Jean-François Lecourt tire au pistolet ou au fusil. La balle troue, cette fois, la paroi de la chambre noire, crée une ouverture par laquelle la lumière entre et impressionne le papier photosensible. La photographie présente l’image qui se trouve devant l’ouverture : celle de l’artiste en train de tirer. Le trou indique invariablement la place du tireur.

Toutes les photographies de l’artiste sont marquées de son empreinte : un trou, une percée, une déchirure dans l’image présentée. « La lumière doit s’éteindre juste un peu après le tir ou presque simultanément », pour ne pas voiler le film. Jean-François Lecourt adopte parfois un autre procédé, un plan-film placé dans une boîte sur laquelle il tire avec une arme à feu ou avec un arc.

L’artiste pu ainsi mettre en place un véritable dispositif en impliquant les 3 éléments de sa « machine de guerre » esthétique : un sténopé́, une arme à feu et son propre corps. Il était alors armé pour s’attaquer à ses deux « ennemis » principaux de l’époque : le règne des clichés, et une conception idéaliste et mélancolique de la photographie qui dominait alors. Face au règne des photographies désincarnées, Jean-François Lecourt allait militer pour un « matérialisme » sans vergogne. Et, à la « chambre claire » de Barthes, il allait offrir les mystères de sa chambre noire transpercée de ses balles.

Shoot. La photographie existentielle

Toutes les photographies répètent donc invariablement le même cérémonial : l’artiste tire au pistolet ou au fusil sur sa propre image. L’impact visuel est tout autant violent que celui des balles qui perforent littéralement la photo. Pourtant, il se dégage de ces images une étrange quiétude sans doute due à la posture et l’imposante présence du corps de l’artiste. Souvent nu, tel un modèle de la statuaire antique, il manifeste une concentration imperturbable contrastant avec l’éclatement ou les perforations provoquées par les multiples impacts de balles.

Tels des stigmates sur le visage ou la peau de l’artiste, ces déchirures semblent participer d’une esthétique du sublime. L’artiste, en effet, joue pleinement de cette contradiction entre la brutalité du tir, les dégâts qu’il produit et la maîtrise du geste. Jean-François Lecourt réintroduit ainsi de manière originale une problématique des artistes de Support/Surface comme Daniel Dezeuze dont il fut l’élève: celle de l’envers/endroit — la violence conjuguée avec la douceur sereine du tir.

Jean-François Lecourt, Tir dans l’appareil photographie, 1986. Digigraphie. 114 x 114 cm

Cette logique de l’oxymore propre au « sublime » est déplacée du domaine déchaîné du nature cher aux romantiques (la foudre, la tempête, etc.) aux éclats non moins brutaux du shoot photographique. Car, le travail de Jean-François Lecourt reprend à son compte l’analogie entre le tir et la photographie qui fut notamment le thème de l’exposition des rencontres d’Arles de 2010 «Shoot. La photographie existentielle».

Shooter, tirer, viser, recharger, etc., autant de mots qui traduisent effectivement sur le plan du vocabulaire un régime d’images photographiques qui est de l’ordre de la capture, du scoop ou du vol. Photographier, c’est « figer » l’Autre dans son regard, comme aurait dit Sartre. L’artiste déclarait dans une interview lors de son exposition au Creux de l’enfer qu’il avait été sensible, encore jeune artiste, au refus de certains indiens de se faire prendre en photo par peur de perdre leur âme. Contre cette violence photographique qui correspond à une forme de « mise à mort » symbolique, Jean-François Lecourt a recours au dispositif du tir photographique.

Le corps de l’artiste percé de balles conserve, en effet, sa spiritualité, par sa capacité souveraine à dominer la souffrance et à maîtriser le geste du tir. Cette disposition « christique » exprimant un « calme divin » dans l’infinie douleur, Hegel en faisait d’ailleurs la caractéristique même de l’art chrétien romantique. Elle est sans doute plus prosaïquement liée à la personnalité même de Jean-François Lecourt qui se consacre depuis plus de dix ans à la création d’un lieu d’accueil recevant des consommateurs de drogues par voie intraveineuse. Cet engagement social influence sûrement sa démarche artistique dans la mesure où le drogué d’une certaine manière est dépossédé de son âme tout autant que celui qui se fait « tirer » le portrait.

Une esthétique du sublime

La démarche de Jean-François Lecourt consiste à déjouer cette suppression symbolique de l’égo dans la photographie comme dans la conduite du toxicomane. Il s’adonne aussi assidûment aux arts martiaux, qui lui permettent d’intégrer dans son travail artistique cette bipolarité de la violence maîtrisée. De plus, sa formation plus spécifique dans les pratiques du tir à l’arme à feu et du tir à l’arc (Kuy-Do) explique que sa photographie soit conçue comme un véritable Art martial.

Dans une vidéo plus récente, l’artiste tire en boucle sur sa propre image dans un miroir. Ce qui suscite un effet quasi-hypnotique renforcé par l’impact sonore de la détonation. L’image miroir, parfois instable puis l’image de l’artiste apparaît, il tire et l’image s’effondre et se décompose, juxtaposant l’image initiale sur le fragment restant et le paysage à l’arrière-plan, précédemment caché par le miroir. Ce sera la seule fois où l’artiste disparaît de l’image !

Car, c’est bien le tour de force des photographies de Jean-François Lecourt de ne jamais laisser le photographe hors champ. Devant ces photos, on pourrait reprendre la formule deleuzienne à propos des peintures de Bacon : « Présence, présence… » tant le corps de l’artiste devient omniprésent. C’est sa manière à lui de sauver son âme. Le photographe photographiant est devenu le sujet même de la photographie. Plus de hors champs. La photo devient à elle-même son propre référent. C’est la mise à mort du principe défendu par Barthes dans la Chambre claire d’un art photographique où prime le référent : le « ça-a-été » ! C’est une photo quasi autistique suspendue dans un « hors temps » sans hors champs renvoyant au seul dévoilement de sa propre naissance. Véritable monade sans porte ni fenêtre, elle ne renvoie à aucun passé. Intemporelle, elle n’est de nulle part : chambre noire.

Le sujet de l’image n’est rien d’autre que la manière dont elle se fait. La photographie est son propre sujet. Scène primitive de la photographie : l’acte de photographier est mis à nu dans tout son mystère et sa violence. Pour cela il fallait créer un dispositif adéquat : le tir photographique avec son face à face et son duel à mort d’où naît pourtant une image. A l’influence de Support/Surface et ses idées de double, de symétrie, d’envers/endroit, d’empreinte et répétition, etc., le trou dans l’image rappelle aussi la peinture de Fontana et son effort pour combler la séparation du réel et de sa représentation.

L’œuvre de Jean-François Lecourt participe pleinement d’une esthétique du choc. Dans un monde où nous sommes tous traversés par des sons, des images, des informations, il devient très difficile de s’arrêter sur quelque chose. Face à cet éclatement de l’expérience et de la sensibilité liée à la modernité, ce type d’art ne fait plus appel à une esthétique contemplative et mélancolique (celle décrite par Roland Barthes), mais à une véritable expérience du contact et de la proximité, que Benjamin, nommait une expérience tactile. De fait, les photographies de Lecourt convoquent chez le spectateur une « participation » de tous les sens qui met en cause tout le système nerveux : vision haptique. En réaction à une photographie de la transparence, mais aussi à celle qui envahit le champ de la photographie à l’ère du numérique, avec son obsession du « lisse » et des corps retouchés, Jean-François Lecourt a su conjuguer la double influence de Support/surface et de la performance pour l’appliquer à l’art photographique.  

Car, c’est aussi l’influence du Body Art (et la rencontre déterminante de Gina Pane) qui permis à sa photographie de trouver une présence corporelle, une matière et une épaisseur proche de la peinture. Jean- François Lecourt en introduisant la performance dans sa pratique de la photographie, implique pleinement le corps du photographe autrement que par la seule pression du doigt sur le déclencheur !

Jean-François Lecourt, La balle crée l’image, 1982

Bibliographie: Marc Lenot, le tir photographique.

Marc Lenot, Jouer contre les appareils. De la photographie expérimentale. Éditions Photosynthèses, Arles.

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