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Contrairement à la peinture de Bacon, l’art de Romain Bernini ne cherche pas à agir directement sur le système nerveux du spectateur. Il nous invite à nous déprendre d’une culture de l’image facile et bavarde. Une autre extase plus mentale que nerveuse !

Au moment où l’exposition Bacon au Centre Pompidou nous abreuve de sa peinture haute tension, Romain Bernini nous propose ses oeuvres peintes très éloignées des intensités de la scénographie baconienne. On est loin chez le peintre français des scènes légendaires qui ont fait la réputation du génie anglais, entre crucifixions, seringues hypodermiques, vomissements, éjections… et autres cris de pape qui n’en finissent pas de résonner à nos oreilles d’esthète ! Au regard de la présence des oeuvres de Bacon, les toiles Bernini nous offrent une peinture beaucoup plus sage en apparence. Le jeune peintre Français ne cherche pas à agir immédiatement sur le système nerveux. Au contraire, il ne cesse de suspendre la puissance envoûtante de l’image, en la mettant à distance. Bref, Romain Bernini est un peintre de la représentation. Son extase est ailleurs. Il vise sans doute à se déprendre de cette culture de l’image facile et bavarde dont notre occident est si fière. Un travail de sortie de soi, plus mental que nerveux !

Romain Bernini : It’s real (2013), huile sur toile, 200 x 160 cm

Créolisation des images

À l’instar de Manet, l’un de ses maîtres préférés, Romain Bernini cultive le goût du décalage savant et de l’étrangeté. Un art de brouiller les pistes qui procède d’une créolisation habile des images, dont le peintre du Déjeuner sur l’herbe fit sa marque de fabrique en combinant constamment ses sources contemporaines de l’image avec des références classiques de l’histoire de la peinture, et des emprunts aux autres cultures – comme celles du japonisme fin de siècle. Comme Manet, Romain Bernini aime la créolisation des images, là où l’opinion majoritaire préfère reconnaître une identité, un air de famille, une familiarité…Le peintre affectionne le décalage, l’effet de distanciation. Un vrai Brechtien de la peinture !

De fait, lorsqu’on se place devant l’une de ses toiles présentées à la galerie Suzanne Tarasiève, on ressent à la fois une impression de mystère insondable et une irrésistible fascination, d’autant plus paradoxale que les motifs et les thèmes peints par l’artiste semblent plutôt modestes : un visage, une forêt, des branchages, un personnage masqué, une déesse paléolithique, une étude de mains, etc.

Les sujets de ses oeuvres ne semblent donc pas difficiles à comprendre au premier abord. Nous sommes à l’évidence face à des représentations, dont le réalisme ne fait aucun doute, même si leur présence insulaire et flottante nuance leur réalisme insigne.

Le peintre de quarante ans n’a d’ailleurs pas à se justifier de pratiquer une peinture figurative, fort du travail de ses ainés qui ont rendu à ce médium toute sa puissance narrative. L’artiste n’a plus également à avoir honte de revendiquer un attrait prononcé pour des couleurs, parfois saturées, quasi-punk, qui composent des fonds admirables à des compositions principalement centrées sur ses personnages isolés. Et pourtant, les toiles de Romain Bernini, malgré l’apparente simplicité de leur propos se dérobent immanquablement à une interprétation claire et immédiate.

Rarement l’adage célèbre selon lequel « La peinture est une poésie muette » n’a semble-t-il trouvé sa pertinence et sa confirmation indiscutable, tant les tableaux de Bernini surprennent par leur mutisme et l’absence totale de récit ou de dialogue pouvant animer leur représentation. La solitude des personnages et des êtres peints semble leur commune mesure, comme si l’exil était devenu notre humaine condition.

Je rêve d’un peuple qui commencerai par brûler les clôtures et laisser croître les forêts

Lors de ses précédentes expositions, l’artiste avait donné une consistance plus explicite à ces nouvelles figures de l’exil contemporain, en proposant des peintures de migrants réalisées à partir de captures d’écran vidéo prises au pied des murs érigés aux frontières de pays comme les États-Unis. À l’instar de Thoreau, Romain Bernini déteste les frontières qui cloisonnent les cultures et les hommes. Il fait sienne la maxime de l’auteur de La vie dans les bois : « Je rêve d’un peuple qui commencerai par brûler les clôtures et laisser croître les forêts ».

La lecture de Thoreau l’avait d’ailleurs mené des clandestins et des migrants, à ces murs qui les empêchent de voyager vers la forêt. La forêt est d’ailleurs omniprésente chez le peintre, telle une métaphore de cette pensée sauvage d’où peut venir, peut-être, de nouvelles figures dionysiaques susceptibles de ressourcer nos cultures.

L’artiste se veut compagnon de ces héros-limites que sont le chamane, le poète et le clandestin. Il y a chez Bernini une insistance à penser le monde en opérant une créolisation ludique des représentations humaines, avec cette volonté farouche de sortir du monde de l’entre-soi et des crispations identitaires, vers un ailleurs qui ne se confonde pas avec celui d’un exotisme désuet. L’artiste pour cela n’hésite pas à métisser la peinture elle même, en combinant l’abstraction la plus libre à un réalisme insistant et naïf. La plupart du temps les fonds sont de pures abstractions avec une indétermination des espaces et des temps qui confèrent un supplément de mystère à la toile, comme avec ces quatre imposantes Vénus préhistoriques sur lesquelles débutent et s’achèvent l’exposition. Les déesses se détachent d’autant plus sur ce fond abstrait et multicolore aux couleurs pop, qu’elles sont peintes avec une précision remarquable, ce qui leur confèrent une présence sculpturale, à l’instar d’énigmes remontant des temps les plus anciens.

Elles évoquent le monolithe du Kubrick de 2001, L’Odyssée de l’espace flottant dans le cosmos, véritables énigmes renvoyant au mystère de notre existence. Mais Romain Bernini se joue également des échelles et des titres. Ainsi ces quatre vénus paléolithiques sont représentées de manière extrêmement agrandie. Elles mesurent en réalité moins d’une dizaine de centimètres.

« Il s’agit pour moi d’un hommage autant qu’un jeu avec la femme des origines. Auratiques et mystérieuses ces Vénus paléolithiques portent ici les titres de morceaux de musique pop et mélancoliques dépeignant l’amour. Aussi l’agrandissement excessif de ces figures les transforme en astéroïdes lancés dans l’espace et la couleur. Elles portent les titres suivant, issues de chansons pop ou folk, produisant un décalage par rapport au sujet préhistorique : -Dress Sexy At My Funeral, (une chanson du groupe Smog) / Your Love Is Weird, (une de Beck) / Honey, I Sure Miss You (Daniel Johnston)/ Forget My Heart (The black heart procession) »

À travers la vingtaine d’oeuvres, peintures et de dessins, le parcours de l’exposition dévoile, ainsi un univers peuplé de présences ancestrales et totémiques où l’artiste questionne les mystères des rites ancestraux, en confrontant nos cultures avec le plus lointain. On y retrouve, notamment, ces personnages contemporains sans visages, affublés de masques provenant de contrées lointaines, ou ces visages maquillés de tatouages ethniques.

En ce sens la peinture de Romain Bernini participe à l’effort de la pensée contemporaine (celle de Derrida et de Deleuze notamment) pour redessiner les répartitions habituelles à la mise en ordre occidentale (proche/ lointain, fermé/ ouvert). L’art rejoint alors la philosophie pour tracer les lignes étranges de nouvelles cartes, celles d’un monde et d’une pensée indéfinis, disséminés, ouverts.

« True Love Leave No Traces », 2019 de Romain BERNINI – Courtesy Galerie Suzanne Tarasiève © Photo Éric Simon

Repeindre les répartitions habituelles à la mise en ordre occidentale

Tel cet imposant triptyque exposé dans la seconde salle de la galerie, représentant des feuillages aux abords exotiques et dont le titre Grans Bwa, désigne en créole haïtien, le nom donné à l’esprit vaudou de la forêt.

Cette forêt malgré son évidente présence nous échappe. Ailleurs et dans un autre temps dit le titre de l’exposition. L’artiste délivre quelques secrets de sa composition qui confère à sa peinture cette étrangeté emblématique de son style :

« Le paysage peint est ici considéré comme une porte d’entrée sur un autre monde. Constitué de feuillages que j’ai trouvé dans un voisinage proche (salle d’attente, magasin, parc ou serre publique…), ce tableau n’est pas le résultat de longs voyages, mais plutôt le fantasme d’un ailleurs, d’un lointain, avec des éléments collectés dans mon voisinage ».

La peinture muette de Romaine Bernini

L’une des magnifiques innovations offertes par cette exposition se trouve, également, dans la série de tableaux de petit format consacrée au motif animalier cher à l’artiste. Au lieu de représenter « littéralement » les images de tortue, de faucon et autre Porc-Épic, Romain Bernini en passionné d’études ethnographiques peint leurs représentations symboliques dans une séries d’études de main remarquable.

« Accrochés sur un long chiffon, utilisé à l’atelier ces derniers mois, les tableaux Petite Tortue, Pangolin, Faucon et Porc-Épic proviennent des signes que font les Bushmens d’Afrique du Sud pour symboliser ces animaux. Trois portraits de Chamans imaginaires leur font face. Les tableaux des mains portent simplement le nom des animaux qui sont signés, mimés ici par la main. »

L’artiste propose à travers ce déplacement subtil de la représentation symbolique d’animaux dans la langue des signes des Bushmen, à nouveau un effet de distanciation qui pour le coup renchérit sur le caractère mutique des peintures, la symbolisation par les mains évoquant immanquablement la langue des sourds.

La peinture de Romain Bernini est profondément muette. Elle est semblable à un théâtre archaïque ou antique, exempte de la tyrannie du dialogue. Peinture sans intrigue, ni héros, sans morceaux de bravoure. Elle est dépourvue de bavardages (inutiles) et de sentimentalisme. Elle n’a rien du vaudeville qui fit une part de notre histoire du théâtre bourgeois et dont la peinture fut la soumise servante.

Romain Bernini ramène dans la peinture la plus contemporaine un dispositif quasi théâtral qui n’a rien d’une conversation aimable. Tout comme le théâtre n’est nullement à l’origine, un lieu de conversation et n’est pas né du besoin de mettre en scène des êtres pour qu’ils échangent indéfiniment des répliques. La créolisation esthétique à laquelle se livre Romain Bernini, en brouillant modernité et archaïsme et multipliant les décalages culturels, est très proche des effets de distanciation initiés par Manet dans la peinture ou par Brecht au théâtre.

La distanciation

L’effet de distanciation est d’ailleurs omniprésent chez Bernini. L’étrangeté est provoquée, notamment, par l’irruption dans le réalisme du tableau d’un motif en décalage, issu d’un registre culturel extérieur opérant un collage d’éléments culturels hétérogènes appartenant à des registres spatio-temporel totalement différents. Le plus manifeste de ces effets de distanciation étant celui mis à l’œuvre dans le collage du personnage vêtu à l’occidentale portant un masque de papou que l’on découvre dans l’admirable toile de la seconde salle de l’exposition (Sweet Exorcist) ou dans les dessins présentés à l’étage de la galerie, extraite de la série «Cargo Culte».

Le masque étant lui-même une figure de l’irréel, du fétiche, il opère un remarque effet de mise à distance semblable à celui du roi nègre de Hamlet !

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