En revisitant les motifs de l’art grec et les formes de la statuaire antique, Markus Lüpertz semble s’être imposé un défi herculéen qui n’a d’égal que la stature des héros et les dieux qu’il réinvente au gré de ses sculptures e tableaux. Ce parti-pris d’une esthétique fière et hautaine, face au caractère souvent prosaïque de l’art contemporain, correspond sûrement à la nécessité profonde de retrouver auprès des antiques, l’élan originaire vers la mise en formes des matières. En parcourant cette exposition le spectateur retrouve, à son tour, l’éblouissement de voir surgir du bronze ou du plâtre une figure de héros ou de dieu enseveli par le temps.

Markus Lüpertz est aujourd’hui docteur honoris causa et recteur de l’Académie des Arts de Düsseldorf. C’est l’une des figures les plus imposantes de la scène artistique allemande, à l’instar des figures héroïques qu’il façonne.
Markus Lüpertz , c’est le parcours d’un demi-siècle d’engagement artistique pour renouveler les ressources expressives de la peinture et de la sculpture. Depuis les imposantes « peintures dithyrambiques » l’ont fait connaître au milieu des années soixante, en passant par les «motifs allemands» ( avec les fonds verts militaires des manteaux de la Wehrmacht ) des années soixante-dix, aux dernières œuvres ( sculptures, tableaux et dessins ) qui revisitent les thèmes antiques ( Centaure et Hercule sculptés en rondebosse, Ulysse ou Circé peints avec une fougue néo-expressionniste ). Entremêlée de divers motifs de l’histoire de l’art (palettes de peintre, vanités), l’oeuvre de Lüpertz conquiert progressivement un classicisme qui s’émancipe de sa tumultueuse origine allemande.
Les imposantes toiles qui ouvrent l’exposition nous rappellent, en effet, que Markus Lüpertz fut avec Baselitz l’un des principaux artistes berlinois qui impulsèrent à la peinture allemande un renouveau, en puisant leur inspiration du côté des grands maudits (Lautréamont, Rimbaud, Nietzsche ou Artaud). Les deux artistes exilés de R.D.A jetèrent ainsi les germes d’une nouvelle peinture au sein d’un art occidental dominé, encore, par l’informel et l’expressionnisme abstrait américain (trop élitiste à leurs yeux), et le réalisme populaire socialiste de l’est. De fait, la vitalité colorée qui anime les tableaux et les sculptures de Lüpertz, comme ces toiles imposantes de la série « dithyrambiques » Baumstamm ou les magnifiques bustes d’Hercules maculés de rouge, s’inscrit dans cette veine néo-expressionniste qui culmina avec les Nouveaux Fauves durant les années quatre-vingt. Cet esprit berlinois, dont Lüpertz fut le mentor avec des artistes comme Penck ou Immendorf.

Le défi de la sculpture à l’expressionnisme
Si les peintures sont majoritairement figuratives et de facture expressive (on peut noter l’influence de Munch, Beckmann ou Kirchner), les sculptures portent aussi cette marque expressionniste. L’« expressionnisme » désigne ici, au-delà d’un simple repérage formel, l’effort héroïque et constant de Lüpertz pour retrouver un dynamisme dans ce qui est figé ; que ce soit le règne passif de l’image photographique ou un rapport trop académique à l’histoire de l’art. En ce sens, la confrontation avec la sculpture antique sonne, également, comme un ultime défi pour cet expressionnisme, dans la mesure où cet art fut particulièrement enlisé sous le poids de l’histoire des styles et des interprétations ! La statuaire n’est-elle pas, par excellence, l’art qui se dérobe à l’expression? Traditionnellement pensée comme l’art du repos, par opposition aux arts du mouvement (la danse, le théâtre, l’éloquence, etc.), elle semblait, ainsi, pour le philosophe Alain, incapable de « donner au marbre l’apparence du mouvement humain », et vouée essentiellement à la fonction de ramener « la forme je connais, je le connais sur la base de la peinture.» La sculpture chez Lüpertz est donc inséparable d’une longue préparation aux dessins et à la peinture, tout comme chez Rodin ou Maillol. Les études d’Hercule au fusain et crayon témoignent de cette lente gestation qui caractérise la nature processuelle de son art. Que ce soit au fusain, à la gouache, au pastel, à la mine de plomb, à la craie ou à l’aquarelle, Lüpertz explore méticuleusement les formes de ces figures mythologiques. Les dessins sont nerveux. Leurs lignes épurées et tortueuses sont travaillées rapidement mais scrupuleusement. Lüpertz creuse tantôt les formes de ses « Herkules » par un jeu d’ombres épaisses; tantôt par des lignes hachurées ou torsadées au fusain et à la craie.

Par cet art de la variation, les séries de Lüpertz laissent entrevoir la naissance même des formes mythologiques. Il nous fait revivre ainsi ce poïein des artistes anonymes qui, dans l’antiquité, ont fabriqué les formes de leurs créatures avec leurs mains et leurs croyances.
L’exposition de 2011 à la galerie Suzanne Tarasiève évoquait l’atelier d’un Maillol qui serait passé par les affres de la modernité. Les deux artistes, à l’instar de Rodin, aiment effectivement une antiquité morcelée, désossée, qu’ils remodèlent avec des corps tronqués, dépourvus de tête ou de bras ; des jambes détachées et des bustes maculés de couleur fauve.
C’est visiblement avec une jubilation intense que ces assemblages hétéroclites allient les figures de Mercure et du Centaure à un modelage néo-primitif, rugueux et torve. On croit voir une statuaire grecque revue et corrigée par la sculpture africaine, pré-inca, et celle du vingtième siècle (de Picasso à Baselitz) !
La monumentalité des sculptures en bronze (présentées à la sortie de la première salle) témoigne, également, de l’extraordinaire vitalité de cet art. Lorsqu’on sait que cet artiste « hors-norme » a installé en 2010 une série de 43 versions d’Hercule au musée de Lhembruck, (dont l’une mesure 18 mètres de haut), ainsi que sur un anciensite minier à Gelsenkirchen dans la Ruhr marquée par le chômage, on peut penser que Lüpertz attribue encore une valeur symbolique à cette figure de l’antiquité romaine. Et, sans doute, que Lüpertz érige aussi ces bronzes, comme autant d’autoportraits détachés et distants à l’égard des vicissitudes d’un art contemporain qu’il dédaigne, et pour se jouer aussi de la stature même de l’artiste de génie.

Un nietzschéisme acharné
Il souffle sur les bronzes mal dégrossis et bigarrés de Lüpertz, le même vent de vie intense que sur ceux de Maillol, qui initia son désir de sculpter. L’obsession de Lüpertz à façonner ces figures de héros et de dieux ne relève donc pas d’une conception rétrograde, contemplative et hiératique du divin et de la beauté! À travers l’expression laborieuse et tortueuse des formes sculptées, c’est la manifestation d’une vie intense qui se condense dans les creux des visages et les plissements des bustes.
Lüpertz nous offre ainsi une belle leçon d’expressionnisme, en un temps d’asthénie généralisée : à savoir l’affirmation d’un nietzschéisme acharné, témoin de cette surabondance de vie toujours inassouvie, qui parcourt son oeuvre sans le moindre repos. Tout autant éloignée de la beauté divine et mélancolique de l’Idéal classique, que du lyrisme kitsch contemporain, l’oeuvre de Lüpertz, à l’instar de ses sculptures, pleines de ressacs et d’agitations, témoignent d’une autre beauté, dont on ne sait, si elle n’est que la fin ou « le commencement du terrible », chantée par Rilke.