Bien avant que des personnalités aussi influentes du monde de l’art, à l’instar de Patti Smith ou de Philippe Parreno ne remettent au goût du jour le livre culte de René Daumal, Dominique Paulin s’est inspirée du Mont Analogue, pour en livrer aujourd’hui une version imposante exposée dans le cadre de la Biennale de Venise 2022. L’alliance improbable du Make-up et du sublime.

En peignant un triptyque aux dimensions monumentales, exposé dans le cadre de la Biennale de Venise 2022 au Centre Culturel Européen, Palazzo Mora, Dominique Paulin s’est lancée dans une aventure créatrice aussi vertigineuse que celle de l’ascension d’un sommet encore vierge. Il ne s’agit pas pour l’artiste de représenter un paysage, une montagne ou un monde, à la manière dont le peintre de chevalet s’en va au motif pour reproduire ce qu’il voit, mais de faire apparaître à même la toile la manifestation brute de l’acte de création. N’est-ce pas cette part souveraine de l’art qui se donne ici, en ouvrant le réel, à la manière dont la vie apparaît surgissant du néant ? De fait, l’émergence de l’œuvre est semblable à celle de la montagne qui survient au détour d’un chemin. Elle s’offre à nous comme une surprise, et se dérobe à ceux qui voudraient la saisir. Elle suscite une perte de repères, à l’image de Cézanne, pris de vertige, face au chaos irisé de la Sainte-Victoire.
Dominique Paulin ne cache pas son intérêt pour la peinture chinoise avec cette mise en œuvre abstraite d’un paysage qui ne doit rien à notre manière cartésienne d’arpenter la terre. Comme un blanc sur la carte du monde, cette montagne n’est pas localisable. Elle surgit de nulle-part et ouvre un univers invisible à nos yeux. N’est-ce pas là le point de départ du roman de René Daumal, Le Mont analogue, avec sa quête insensée de l’existence d’une terre échappant aux coordonnées de notre géographie du visible ? Bien avant que des personnalités aussi influentes du monde de l’art, à l’instar de Patti Smith ou de Philippe Parreno ne remettent au goût du jour ce livre culte, sur fond de New Age et de crise écologique, Dominique Paulin avec l’intuition farouche de ses 19 ans s’était, déjà, mise en route sur la piste du Mont Analogue, dès le début des années 70, conférant à ce récit inachevé de l’écrivain Rémois, une forme de paradigme occulte à son œuvre future. Elle reprenait à son insu peut-être, l’étrange quête spirituelle ouverte par Daumal, inversant la place de l’origine comme horizon de notre avenir, à l’image de cette Montagne que l’on devine à l’envers, à travers le triptyque.
Ne fallait-il pas toute la subtilité d’une femme pour trouver la forme d’alchimie susceptible de donner une consistance plastique à ce projet initiatique impossible ? Dominique Paulin ne s’est-elle pas transformée en véritable Circé de l’art pour parvenir à rendre sensible cet au-delà de l’horizon des hommes, cet « arrière-pays » dont nous parle le poète ? Car si la peintre se sert abondamment de l’huile, du pastel, et de l’encre pour peindre, elle a ajouté depuis une dizaine d’années, comme autant de sortilèges et de philtres magiques, l’usage des maquillages et des produits cosmétiques à un art dont elle a le secret.
Seul le couturier Yves Saint Laurent avait, auparavant, expérimenté ce recours insolite des Make-up pour agrémenter quelques toiles de coloris uniques. Mais pour Dominique Paulin, la récupération de ces matériaux de luxe est vite devenue son sésame, et l’ingrédient nécessaire de sa peinture qu’elle maquille à la manière dont les femmes se jouent de l’apparence. Elle opère ainsi le métissage subtil d’une peinture toute empreinte de tradition – aussi bien classique que chinoise – avec les derniers savoir-faire de la cosmétique. Ne rehausse-t-elle pas d’une touche de luxe cette discipline reine des beaux-arts, emportant la rigueur de sa composition, sa science des pigments et son recueillement patient dans la frivolité des jeux de parure, avec sa panoplie de blush ou de gloss ?
Si une approche rigoriste de l’esthétique, quasi luthérienne, a toujours dénoncé, de Platon à Kant jusqu’au formalisme d’un Greenberg, le superflu ou le kitch dans l’art en dépréciant notamment la couleur au profit de la forme dessinée, c’est à Baudelaire qu’il revient d’avoir redonné ses lettres de noblesse au maquillage, ainsi qu’à un certain devenir-femme de l’art.
Ne pourrait-on pas reconnaître, également, dans cette alliance étrange de la profondeur et du superficiel que nous propose la peinture de Dominique Paulin, une manière de perpétuer le geste de son père, Pierre Paulin qui sut détourner en designer de génie les matériaux du quotidien, pour en faire des objets en lien avec la beauté, recouvrant, notamment, nos sièges de tissus confortables et sensuels ? N’est-ce pas, aussi, la même association « impure » des métiers du luxe et de l’art le plus académique qui trouve, ici, une consistance aussi féconde que rare ?
Si Dominique Paulin commença par se servir des Make-up pour reprendre des toiles inachevées, elle découvrit rapidement la puissance de transfiguration de ces couleurs si variées et subtiles. En maquillant ses anciennes peintures, les œuvres en furent véritablement magnifiées à travers ces matières neuves (vernis, poudres, ombres à paupières, eye-liners, fonds de teint, etc …) sauvées de la destruction pour obsolescence.
Il lui faudra trois ans à l’artiste pour trouver un moyen de fixer ces substances volatiles et irisées sans détruire leur brillance et leurs teintes. La peintre pu alors s’attaquer à de très grands formats nécessitant un investissement physique intense, à l’instar de cette immense toile. Par le jeu des éclairages de lumière, ces imposantes peintures toutes recouvertes de leurs matières étincelantes, ouvrent alors une quatrième dimension semblable à la beauté nimbant de son aura le visage d’une femme maquillée ou celui du cadavre présenté après la toilette mortuaire, unissant dans un même mystère l’exposition de l’œuvre, la beauté féminine au silence du mort.
Avec ce triptyque exposé dans le cadre de la Biennale de Venise 2022, la peinture atteint son évidence nue. Son acuité est partout l’expression d’une même tension déterminant l’espace de l’œuvre. Les taches ou plages de couleurs pures, fluides et modulantes sont portées à l’avant d’elles-mêmes et liées entre elles par l’éclat du blanc des maquillages pointant à travers leurs transparences. L’espace naît de la modulation aux tons voisins et des contrastes simultanés.
Avec cette œuvre, l’artiste s’est, sans doute, également enquis d’une forme de parcours initiatique. Dominique Paulin ne retrouve-t-elle pas par ce geste de recouvrir inlassablement de couches successives ses toiles en les fardant de maquillages, cette intuition que l’art comme la vie n’est ni profondeur ni surface, et que derrière une couche de peinture se trouve une autre couche, derrière le voile, il y a un autre voile. Elle sait que l’apparence ne doit éveiller ni scepticisme ni pessimisme, mais le rire – celui de la pataphysique de Daumal ou celui dionysiaque qui affirme malgré la fragilité de la beauté, le vieillissement, et la mort, que la vie peut indéfiniment revenir, à l’image de cette mer recouvrant toujours de ses vagues le rivage.
Après avoir commencé par peindre lentement à l’huile un fond qu’elle a laissé sécher pendant plusieurs mois, l’artiste l’a recouverte complètement de Make-up en les laissant s’assécher plusieurs mois, recouvrant ainsi la couche initiale, qu’elle a dû maquiller de nouveau pour effacer les repentirs de la première couche.
Au lieu de condamner ce chœur insolite mêlant la voix de la Pythie à celle de la jeune fille au mascara, reconnaissons, plutôt, dans cet art son goût délectable des textures et des épidermes, sa manière de renouer avec ce gai savoir dont Nietzsche attribuait aux antiques d’avoir su cultiver leur amour de la vie : « Les Grecs n’étaient-ils pas superficiels …par profondeur ? »
Centre culturel Européen lors de la Biennale de Venise.
Palazzo Mora, premier étage, Salle 5.
