Béatrice Bissara réussit le tour de force de condenser dans l’espace réduit de ses installations, une œuvre organique susceptible de toucher tout le système nerveux, sans le détour des drogues et de leurs paradis artificiels !
Béatrice Bissara incarne pleinement une certaine figure de l’artiste moderne, nouvel Hermès, qui se rapproche des personnalités gnostiques ou théosophiques présentes à l’aube du 20ème siècle par des peintres comme Malevitch ou Mondrian. En allant chercher, notamment, dans les expériences de sorties de corps (OBE), son body-art à elle, l’artiste parisienne renouvelle une quête essentielle de notre modernité, et redevient disciple de Dionysos en cherchant à travers la (dé)création et le désordre bachique, une révélation extatique suprême. Son Graal, Béatrice Bissara l’a trouvé dans le Out-of-body experience au cours duquel le sujet a l’impression que son « soi », ou le centre de sa conscience, émigre à l’extérieur de son corps physique. Elle confie avoir fait de nombreuses OBE durant lesquelles la sensation de flotter, de voyager vers des lieux lointains et d’observer son propre corps de l’extérieur furent des expériences déterminantes dans le tropisme esthétique pris par sa carrière artistique et sa fascination pour l’art cinétique, après avoir été une remarquable sculptrice à l’académisme assumé.
L’œuvre de Béatrice Bissara parvient à réaliser le rêve d’une multisensorialité de l’expérience esthétique en donnant consistance à une « œuvre d’art totale » qui ne se confond pas avec la démesure du projet wagnérien. De fait, les dernières installations de l’artiste fonctionnent comme de véritables « machines célibataires » à la mesure de notre temps, et sollicitent chez le spectateur une immersion intense, susceptible d’élargir le champ de sa conscience.
Un art trans-chamanique
Avec son concept de « Connected Dreambox » Béatrice Bissara propose la série de pièces la plus aboutie de sa recherche, sous la forme de « boite magique » dans laquelle tout un imaginaire peut se construire au gré des rotations de motifs colorés, qui s’enroulent devant les yeux du spectateur. Cette installation traversée d’un mouvement répétitif et hypnotique n’est pas sans rappeler la mythique Dreamachine de Brion Gysin élaborée dans l’élan de l’art psychédélique des années 60, et associée à l’imaginaire des drogues aussi tenace qu’aliénant.

Il y a, d’ailleurs, chez Béatrice Bissara le même désir de renouer avec une fonction « magique » de l’art, capable de chasser nos « démons » actuels (consumérisme ou communautarisme), et de nous reconnecter à un background sensori-spirituel de l’humanité, que l’artiste nomme « le patrimoine commun de l’humanité ». Féru de mythologies et de spiritualités exotiques, Béatrice Bissara a su extraire de certaines cultures des invariants qu’elle intègre habilement au sein de ses « Connected Dreambox ».
« Cet ensemble de formes issues de la nature, de géométries ou de symboles archétypaux rayonnent d’une énergie particulière et sont susceptibles de modifier la portée de la conscience humaine. »
De fait, les cercles concentriques en perpétuelle rotations confèrent aux Connected Dreambox un caractère hypnotique, et reprennent un motif déjà utilisé par de nombreuses civilisations. Qu’ils soient incas, égyptiens, Romains, Indiens, Aborigènes, Amérindiens, ou Africains, tous ces peuples témoignent d’un recours fréquent de ces formes lors de leurs rituels. En sachant que ces motifs à l’image du monde céleste qu’ils symbolisent n’ont pas seulement une fonction représentative ou sacrée, mais sont en lien avec des dispositifs aux implications médicales ; on peut alors véritablement parler d’un art trans-chamanique.
Par suite, Béatrice Bissara vise à retrouver le potentiel curatif de ces pratiques longtemps refoulées par notre rationalité occidentale, en les insérant au cœur de la conception de ses « Connected Dreambox ». Ainsi en revisitant à partir d’un vocabulaire plastique contemporain, le noyau dur de ces symboles et figures empruntés aux pratiques magiques de l’art, Béatrice Bissara renoue avec la puissance littérale de l’art, bien au-delà de ses seules qualités expressives ou formelles.
Ex-fan des sixties ?
L’installation de Béatrice Bissara opère ainsi une synthèse inédite d’un art trans-chamanique en pleine renaissance, et renvoie au magasin des curiosités de l’histoire de l’art, le bricolage de la Dreamachine de Brion Gysin exposée à Paris en 1962. Cette dernière conservée dans la collection d’art moderne du Centre Pompidou est constituée, en effet, d’un simple cylindre de papier fort, ajouré de motifs réguliers, au centre duquel se trouve une ampoule allumée, et tourne sur la platine d’un électrophone à une vitesse de 78 tours par minute ! Toutefois, la finalité est déjà quasi identique à celle recherchée par Bissara. Il s’agit d’entraîner par la rotation du dispositif de l’œuvre un phénomène stroboscopique (flicker), à même de provoquer des hallucinations visuelles, et des images mentales qui nous reconnectent à une puissance matricielle inaccessible à la perception ordinaire.
Mais là où Brion Gysin associait sa découverte à l’expérimentation des drogues et des subjectivités marginales, inscrivant sa pratique dans celle de la « beat generation », avec sa quête incessante d’ouverture aux spiritualités non-occidentales, Béatrice Bissara nous offre une version beaucoup plus soft de ce geste artistique dans une période sans doute plus soucieuse d’hygiène et de sécurité… Nulle référence chez l’artiste française dans sa volonté de repousser « les portes de la perception », à un quelconque usage de psychotropes pour faire le plein sur la route de l’ouverture de la conscience. Ici pas de trip, de LSD ou de Kif ! De la connexion mais sans transgression…

Nous sommes loin de la révolution psychédélique avec ses extases et ses transes, mais également son cortège de morts prématurés, Ex-fan des sixties. Exit une certaine mythologie underground associée à ces voyages en pays sorciers, ces « connaissances par les gouffres », ces « Infinis Turbulents » au profit d’une pratique moins disruptive de l’art, que Nicolas Bourriaud a thématisée sous la notion d’esthétique relationnelle.
De fait, les installations de Béatrice Bissara proposent au spectateur d’être placé dans un environnement immersif, au sein duquel le dispositif lumineux ou sonore de l’œuvre induit chez lui une expérience contrastant avec les sollicitations aliénantes de la vie quotidienne. Peu de risque de Bad Trip ici ! La détente susceptible d’être procurée par les visions à l’utilisateur, lorsque celui-ci regarde la « Connected Dreambox » n’a rien d’une « descente » risquée…L’artiste parle d’ailleurs « d’écologie de la conscience » plutôt que de « défonce machinique » !

Cet art « expérientiel » est à rapprocher de celui d’autres artistes contemporains ou modernes, à l’instar du travail de Susanna Fritscher et ses installations (Flüglel, Klingen à la Biennale de Lyon de 2017), ou des danses serpentines de Loïe Fuller. Dans son installation En recréant un rituel de la danse du Samâ avec ses variations et ses rythmes successifs, Béatrice Bissara impose un mouvement hypnotique dans – qui n’est sans évoquer la pionnière américaine de la danse moderne.
Avec cette dernière œuvre Béatrice Bissara diversifie encore sa pratique artistique en s’emparant de nouveaux médium vidéo, installation, performance, danse pour mieux répondre à toute l’étendue de son questionnement esthétique.
Écologie de la conscience
En concentrant des composantes sémiotiques multiples (sons, couleurs, lignes, lumières, odeurs) distribuées habituellement au hasard des médiums, Béatrice Bissara réussit le tour de force de condenser dans l’espace réduit de ses installations, une œuvre organique susceptible de toucher tout le système nerveux dans une proximité fusionnante du senti et du sentant, bien au-delà de la ségrégation des sens.
Ces « machines célibataires » sont alors parcourues par la vie, avec sa respiration et ses rythmes, ses pulsations et ses ritournelles, alternant ombres et lumières, lenteurs et vitesses…Véritables corps sans organe connectés au pouls de l’univers – hors de nous et en nous – les ConnectedDreambox de Béatrice Bissara semblent accordés à un rituel invisible et magique.
Nous sommes tout autant emportés par la danse des Derviches que reconnectés au rythme d’un cœur qui bat la mesure du temps. Notre temps ! Sans le détour des drogues et de leurs paradis artificiels…