Timea Jankovics, en adepte confirmée de l’urbex, nous emporte dans l’univers même de l’abandon que sont les hôpitaux psychiatriques désaffectés. Elle réussit parfaitement à nous sensibiliser à la fragilité de la vie, la possibilité de l’abandon qui bordent nos sociétés comme un angle mort dont on ne veut rien savoir.
Le musée Henri-Theillou de Clermont dans l’Oise présente l’exposition « Le réveil des oubliés » de l’artiste Timea Jankovics. Cette plasticienne hongroise est spécialisée dans l’étude et la représentation artistique des Asiles psychiatriques du XIXe. Pour cela elle explore depuis plusieurs années les hôpitaux psychiatriques abandonnés de l’Europe dont le nombre ne cesse de croître depuis que les politiques de santé ferment massivement les places en psychiatrie. Elle inscrit pleinement sa pratique artistique dans cette démarche urbaine, l’urbex consistant à visiter des lieux construits et abandonnés par l’homme – immeubles, hôpitaux et autres architectures désaffectées – qui ne cesse de se développer ces dernières années en France, et dans le monde.

Cette fascination pour les lieux abandonnés n’est pas sans évoquer l’ancienne passion romantiques pour les ruines grecques et romaines, sauf que la mélancolie cède le pas ici à une forme de voyeurisme à l’égard de lieux qui furent souvent interdits aux regards, comme c’est le cas pour ces hôpitaux psychiatriques désaffectés. Par ailleurs, ces asiles symbolisent un double lieu de l’abandon, dans la mesure où ils représentent des espaces délaissés où furent enfermés des individus eux-mêmes abandonnés la plupart du temps par leurs familles et leurs proches. Timea Jankovics a pu notamment explorer de nombreux HP fermés en Italie, et plus près de nous, également en France, comme ces lieux abandonnées de l’hôpital de Montfavet où fut interné Camille Claudel.

fut internée Camille Claudel
C’est le plus souvent dans ces hôpitaux en partie ou totalement délaissées qu’elle prend ses photographies, tout en réalisant parfois des performances. Des photos mais aussi des installations plastiques, toutes réalisées avec des objets authentiquement récupérés au rebut d’hôpitaux psychiatriques à l’abandon, d’où l’authenticité absolue de ce qui est donné à voir. En termes de performance artistique, Timea Jankovics n’hésite pas à se mettre en scène et à se filmer.

C’est à ce titre que le Musée Henri Theillou a choisi d’exposer une centaine de clichés de Timea Jankovics parmi des milliers réalisés par cette artiste à travers le monde mais aussi et tout récemment, au sein de ce qui fut autrefois l’Asile psychiatrique de Clermont de l’Oise devenu Le Centre Hospitalier Isarien. Le Centre hospitalier de Clermont fut longtemps l’un des plus grands hôpitaux psychiatriques d’Europe : il a pu compter jusqu’à cinq mille internés. Dans le grenier de l’asile de Clermont, l’artiste a pu découvrir les effets de malades accueillis sur une période d’une centaine d’année à compter de 1887. Les malades étaient complétement dénudés. Leurs vêtements étaient roulés en boule et cousus avec le nom du patient dessus, on a vite appelé ça les « ptits cousus » explique Goty Clin la responsable du musée Theillou.

Dès le départ, le visiteur va donc découvrir les valises centenaires, les petits paquets, les petits «cousus» contenant vêtements et souvenirs des malades internés qui ont laissé là leur vie, scellée comme à tout jamais dans ces petits ballots désuets. Timea Jankovics a tout de suite perçu le potentiel plastique de ces « ptits cousus », ces ballots de vêtements qui ne sont pas évoquer une installation de Boltanski, un remake de l’arte povera ou l’univers chiffonnier de l’artiste Michel Nedjar. Certains de ces « ptits cousus » se sont parfois ouverts avec le temps, révélant à leur insu, un peu des propriétés, souvent dérisoires, des patients internés. L’artiste n’hésite pas à enfiler ces vêtements au cours de séances photographiques qui tiennent lieu de performances.

Pour l’artiste, sans doute, ces vêtements usagés restent parfois les seules traces qui renvoient à ces sujets doublement absents, puisqu’ils furent pour la plupart mis à l’écart de la vie sociale, abandonnés par leurs familles, jetés là, puis enterrés dans l’anonymat. Il faut s’imaginer : passé la séance du dénuement, c’est l’épreuve du bain obligatoire, du matricule imposé et réducteur. Parmi tous ces anonymes, Séraphine Louis, dite « Séraphine de Senlis », l’un des grands noms de l’art brut français, qui, délirante, passa dans l’asile de Clermont les dix dernières années de sa vie.
Timea Jankovics réussit parfaitement à nous sensibiliser, avec ces petits sacs de vêtements oubliés, à ces vies passées qui furent englouties dans l’anonymat de l’asile. Elle nous donne à penser cette fragilité de la vie, cette possibilité de la folie et de l’abandon qui bordent nos sociétés comme un angle mort dont on ne veut rien savoir.
« Il faut faire très vite, explique l’artiste, car un peu partout des chantiers sont en train de faire disparaître ces lieux. »
Son exposition, qui mêle documentaire et poésie, ne se veut pas pour autant un réquisitoire. Elle serait plutôt un constat d’impuissance :
« Aujourd’hui, on assiste à une négation de la maladie mentale, l’État n’a plus les moyens de prendre soin de ses “fous”, soignés à coup de neuroleptiques ou livrés à eux-mêmes. On les retrouve partout autour de nous, dans le métro, dans la rue… Le monde entier est devenu un asile à ciel ouvert. »

De fait, le nombre de lits de psychiatrie générale a diminué de 60% entre 1976 et 2016 selon l’Inspection générale des affaires sociales. Et la dictature des chiffres se traduit notamment dans les nombreux slogans des dernières manifestations des personnels de psychiatrie en grève : « Hôpital en sous-France », « Non rentables », « Non à la dictature comptable », « L’humain n’est pas rentable ». L’hôpital psychiatrique semble devenu uniquement un lieu de crise. À l’image de la société.
https://www.musee-theillou.fr/asiles-à-l-abandon-timea-jankovics/