Evangelia Kranioti fait partie de ces artistes qui savent aller dans les lieux extrêmes, aux heures extrêmes, où vivent les vérités les plus hautes, et les plus profondes. Elle nous rapporte de son tour du monde et de 8 années d’errance, des images comme autant de visions arrachées à un milieu essentiellement habité par des hommes.
En mémoire de Nathalie, archéologue et amoureuse de la Grèce

L’artiste grecque Evangelia Kranioti vient de recevoir le Prix du Public du Festival du cinéma des Femmes de Créteil pour son film Erotica, Exotica, etc., ainsi que deux « césars » grecs de l’académie hellénique du cinéma pour le meilleur film documentaire et la meilleure première réalisation. A l’instar des penseurs que Deleuze admirait, Evangelia Kranioti fait partie de ces artistes qui savent « aller dans les lieux extrêmes, aux heures extrêmes, où vivent les vérités les plus hautes, les plus profondes. » De fait, la jeune artiste a embarqué seule, durant quatre années, à bord de tankers, cargos et porte-conteneurs de la marine marchande grecque. 3 ans pour faire des milliers de photographies et 450 heures de rushes permettant de réaliser un film nous racontant la vie de marins entre fiction et documentaire, fresque mythologique et reportage sociologique. Un miroir aquatique de notre terre des damnés !
Commerce maritime et échange érotique
Au cours de ses navigations, elle a arpenté le monde en réalisant pas moins de 12 traversées, dans plus de 20 pays différents, du détroit de Magellan à l’Asie en passant par le Pôle Nord et du Panama aux confins de la Mer Noire… Un véritable tour du monde et 8 années d’errance pour nous rapporter des images comme autant de visions arrachées à un milieu essentiellement habité par des hommes. Et sans doute partage-t-elle avec les marins qu’elle a rencontrés, l’idée qu’il y a une vérité qui ne peut être trouvée qu’à la surface des eaux. Car la mer est le milieu concret d’un type d’hommes qui ne vivent pas comme les terriens. Les marins ne perçoivent, ne désirent et ne sentent pas comme eux. La plupart des hommes sur terre imposent leur pouvoir avec de l’argent. Les marins sont de grands enfants qui s’émerveillent, ils sont toujours dans la grande curiosité, dans le départ. À terre, ils ne font que passer. Ils ont un langage différent de celui de la terre. Ainsi dans l’argot des matelots grecs, traverso désigne la traversée. C’est aussi le titre d’un recueil du poète Nikos Kavvadias qui, avec Homère, a inspiré le périple d’Evangelia Kranioti. Erotica, Exotica, Etc. est une escale supplémentaire dans cette aventure au long court menée par l’artiste depuis plus d’une dizaine d’années. Le film est l’aboutissement de ces nombreux voyages durant lesquels l’artiste a pu vivre et tisser des liens profonds, comme autant de passerelles, avec des marins et des prostituées du monde entier. De cette proximité, ont pu naître des milliers de photographies et un film sur la vie de ces personnes reléguées dans l’invisibilité du commerce maritime et celui de l’échange érotique tarifé. Sans jamais céder à la tentation d’un esthétisme facile ou d’un angélisme déplacé au regard de la condition âpre des marins et des prostituées, la cinéaste délivre des instants de grâce qui se cristallisent dans l’éblouissement d’une image suspendue entre rêve et réalité.

Un art du (mé)tissage
Les photographies d’Evangelia Kranioti empruntent fréquemment à un univers pictural baigné de couleurs et de sensualité avec l’usage fréquent du sfumato propice à la rêverie et à un exotisme de l’errance. Dans un entretien réalisé avec la cinéaste Léandre Bernard-Brunel, l’artiste grecque explique le soin avec lequel elle se sert des lumières naturelles de la mer pour conférer à ses images ce balancement inouï entre le documentaire et la fiction poétique.
Par ce subtil métissage des genres, l’image photographique peut logiquement passer le relais aux ressources de l’image-mouvement et à celles de la phrase-image spécifiques au cinéma. La troisième partie de l’exposition présente deux vidéos extraites du film Erotica, Exotica, Etc. Elles constituent une forme de synthèse et d’aboutissement de cette Odyssée de l’image. De fait, la démarche d’Evangélia Kranioti passe «naturellement» de la photographie fixe vers l’image mouvante avec des photographies prises en mer jusqu’à la fluidité finale de la forme filmique. L’enfermement (notamment des femmes) s’incarne trop souvent par un certain usage de la photographie figeant la vie et les corps dans une rigidité morbide.
« Pendant trois ans, grâce à diverses bourses et résidences, j’ai pu réaliser un périple dans les îles grecques, l’Italie du Sud et la Corse, à la recherche des histoires de gens de la mer : pêcheurs, plongeurs, marins, leurs épouses, leurs enfants. »

Love on the boat
« Dans la terra incognita des ports, je voyais les marins se mêler à des créatures nocturnes, mus par un désir charnel de se sentir vivants. »
Après son périple méditerranéen, Evangelia Kranioti est partie au Brésil grâce à une bourse du gouvernement français à la recherche des histoires d’amour de marins méditerranéens dans les Tropiques. C’est là que l’artiste a ressenti le besoin de compléter sa pratique photographique par le passage à l’image-mouvement du cinéma. Avec l’usage de la voix-off, l’artiste a pu également donner une consistance sonore à la parole poétique de ces hommes et de ces femmes.

Les damnés de la mer
Le photographe Allan Sekula s’était intéressé également, dès les années 80, à l’univers maritime avec des oeuvres comme Fish Story et Lottery of the Sea. Il avait cherché notamment à briser la surface des représentations abstraites du capitalisme mondial en mettant en parallèle l’économie internationale et les images du commerce maritime dans les villes portuaires du monde. Il avait ainsi redonné un visage à ces travailleurs invisibles dans une époque où se mettait en place toute une mythologie de la dématérialisation de la production, de la réalité virtuelle de l’économie numérique avec son corpus de courbes et de chiffres masquant la réalité du travail (in)humain, dont on a cessé depuis de nous vendre les bienfaits !
En insistant sur la réalité matérielle de la mer comme infrastructure invisible et horizon de ce capitalisme paré, plus que jamais, du fétichisme de la marchandise et de la prétendue digitalisation du commerce, Allan Sekula incarnait une nouvelle forme d’art engagé assumant pleinement son héritage marxiste. Le corps des « forçats de la mer » pouvait incarner tous ceux qui « rament » et devenait la métaphore de tous les travailleurs exploités.
Sekula renouait pour cela avec la figure découverte un siècle auparavant par Melville avec « le Pacifique en tant qu’usine-bagne ». De fait, le porte-conteneurs avait changé le visage du commerce international, etn transformé les bateaux en entrepôts flottants, et les usines en navires, voguant vers d’autres pays pour trouver nune main-d’oeuvre toujours moins chère. L’esthétique de Sekula est d’ailleurs condensée dans l’allégorie du conteneur. Celui-ci est pensé comme cercueil de la main d’oeuvre absente, et comme le symbole du travail produisant des biens transportés, qui se situe toujours ailleurs, dans des lieux sans cesse différents et interchangeables.

Galérer aux cours du Nasdaq et du CAC 40
Les images d’Evangelia Kranioti témoignent aussi de cette nuit des prolétaires de la mer qui échappent aux radars de la visibilité offerte par les tableaux de bords économiques braqués sur les seuls cours du Nasdaq et autres CAC 40. Mais en nous montrant ces visages que la société ne prend pas la peine de regarder, l’artiste grecque ne se contente pas de redonner un corps aux travailleurs de la mer, elle leur confère également une chair avec ses travaux, ses désirs et ses peines. Le recours aux puissances plastiques de la lumière et de la couleur dans les photographies d’Evangelia Kranioti donne alors à son oeuvre une dimension poétique et mythologique bien éloignée du seul « réalisme critique » d’Allan Sekula.
Par ses lumières tamisées propices à la lecture et à l’effeuillage érotique, l’image dépasse alors toute forme d’interprétations réductrices ou militantes. Même lorsque l’artiste se sert du noir profond et parfois vertigineux pour faire disparaitre des silhouettes dans l’interstice d’une cale de navire, elle ouvre une scène qui renvoie tout autant à celle de la tragédie antique qu’au monde automatisé des supertankers.
Si la dimension documentaire des images d’Evangelia Kranioti nous montre également un aspect de cette mondialisation capitaliste (dont son pays d’origine est en partie la victime mais également un acteur important avec ses nombreux armateurs grecs), la jeune artiste crée de nouvelles procédures de figuration beaucoup moins frontales que celles liées au militantisme photographique de Sekula.
Evangelia Kranioti ne politise pas la vie des marins qu’elle photographie, elle poétise leur présence en captant les lumières et les atmosphères colorées qui accompagnent leurs voyages au gré des paysages et des femmes qu’ils rencontrent.
Là où Allan Sekula articulait sa pratique du documentaire à l’esthétique de l’art minimaliste d’un Donald Judd, via le motif sériel du conteneur, Evangelia Kranioti est dans une approche beaucoup plus sensuelle du monde automatisé des supertankers, qui n’est pas sans évoquer l’envoûtement de certaines images du film d’Antonioni : Le Désert Rouge.
Sous le jeu des lumières troublant qui viennent caresser le métal, le sel de la houle et les corps, en se réinventant sans cesse avec de nouveaux modes, de nouveaux motifs, le cargo finit par devenir une étrange machine de transports amoureux. Le navire dans lequel Sekula voyait l’homme se transformer en chose à l’instar des conteneurs qu’il photographiait, devient pour l’artiste grecque une barque errante où retrouver la vie.
Si Evangelia Kranioti retourne résolument l’image cinématographique vers la parole poétique et le langage du mythe, elle le fait, non seulement, avec la référence à Ulysse comme figure archétypale du marin, mais également avec la splendeur du livre de Kavvadias, Le Quart. Livre culte en Grèce dans lequel des marins qui, quand sonne l’heure de leur quart, face à la nuit, se racontent à eux-mêmes ou au radio venu partager une cigarette de haschisch, des histoires de femmes rencontrées en maisons, dans tous les ports du monde.
Le communiste, le marin et la putain
Bien que le porte-conteneurs incarne une figure de proue d’un capitalisme impérieux et conquérant, il peut également être porteur d’un autre régime d’images comme l’avait été en son temps le chemin de fer pour le cinéma. Evangelia Kranioti s’inscrit dans une lignée d’artistes qui ont su dégager les puissances narratives et dramatiques de l’image aquatique.
L’eau avait déjà réalisé avec l’école française de l’entre-deux guerre (Epstein, Vigo, Grémillon, l’Herbier, Renoir) un rêve cinématographique dans lequel l’élément aquatique répondait aux exigences esthétiques du documentaire social, ou de la narration dramatique. L’Atalante de Vigo semblait la référence majeure de ce régime des images aquatiques qui enlacent les corps des amants séparés, dont on peut voir une citation admirable dans le film d’Evangelia Kranioti. Exotica, Erotica, Etc. ajoute une nouvelle page à cette partie de l’histoire de l’art.
Si Allan Sekula avait bien perçu la mer comme ce lieu où le centre devient mobile, où les limites s’annulent, se défont et se refont ailleurs, il n’avait pas montré que la mer pouvait porter avec elle d’autres puissances poétiques, autres que celle de la « flexibilité » capitaliste. Comme le remarquait Deleuze, le cinéaste Jean Grémillon avait déjà, dès les années 30, saisit « l’idée que le travailleur reconstitue partout, même sur terre et jusque dans l’élément aérien du « Ciel est à vous », les conditions d’une population flottante, d’un peuple de la mer, apte à révéler et transformer la nature des intérêts économiques et commerciaux qui sont mis en jeu dans une société, à condition, suivant la formule marxiste, de « couper le cordon ombilical qui le relie à la terre ».
Etrangement cette liberté inassouvie qu’offre l’existence maritime où toutes les attaches se brisent (celle de la femme, de la propriété ou de la famille) semble se nouer avec une forme de fidélité à la patrie. Pour Evangelia Kranioti bercée dès l’enfance par les vers d’Homère, puis par la poésie de Kavvadias, la question de la mémoire ne cesse de hanter son oeuvre. Que ce soit la mémoire de la Terre natale ou de l’amant perdu. Celle qui a quitté son pays en plein «essor» pré-Olympique de 2004 sait également que la fidélité consiste aussi à s’emparer de mots et d’images, pour (re)tisser des liens par delà les différences et les traumatismes.
Les marins et les prostituées qui en savent beaucoup sur ces questions d’oubli et de mémoire lui ont, sans doute, servi de guide. Que son geste soit « féministe » ? Sûrement ! Il consiste non seulement à donner une visibilité à des hommes et des femmes victimes d’indifférence, voire d’ostracisme, mais aussi à leurs redonner une parole poétique. Qui plus est pour une femme qui veut naviguer dans un septième art dont on sait qu’il est encore tellement dominé par les hommes!
Avec sa caméra 5D Evangelia Kranioti nous offre une merveilleuse fresque en forme de palimpseste. Elle porte très haut la pratique dialogique de la photographie qui consiste moins à enregistrer des apparences qu’à produire des formes en tant que contenus sédimentés du passé et de promesses à venir.
C’est sa manière à elle de rester fidèle à sa terre natale par delà les mers et les terres : « La distance est inhérente à ma définition de la terre natale, synonyme de mouvement, pas d’enracinement. La Grèce est un palimpseste fascinant qui s’offre à des nouvelles lectures et écritures. Les années qu’elle traverse me concernent.»