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Toujours à l’affût de la nouveauté, Ben revient pour la Diagonale de l’art sur ses obsessions politiques et philosophiques. Un entretien à bâtons rompus où l’on croise les gilets jaunes, le RIC, le coronavirus et l’énigme de l’art.

Ben est l’artiste pour qui l’art est avant tout une manière de poser des questions. Questions naïves, idiotes, incongrues, infantiles, insistantes, géniales, décalées et parfois emmerdantes… « Pourquoi peindre ? Pour la gloire. Pourquoi la gloire ? Pour emmerder les autres. Pourquoi ? Pour exister. Pourquoi vouloir exister ? Pour ne pas mourir… « Je suis en questionnement perpétuel » répète l’artiste qui à 85 ans n’a rien perdu de sa verve et de sa perpétuelle curiosité à l’égard du monde. « Je voulais appeler mon exposition à Chamarande « merde », mais ils n’ont pas voulu et ont préféré «être libre» ; c’est plus consensuel !




Exposition, Être libre, Ben Chamarande ©CD91 Henri Perrot

Au Domaine départemental de Chamarande, l’exposition « Être libre » de l’automne revenait sur près de 50 ans de son oeuvre. Plus de 400 créations qui ne se réduisent pas aux seules phrases concises ayant fait la popularité de l’artiste, mais qui parcourt une grande diversité de médiums : affiches, photographies et vidéos de performances, peintures, écritures, collages et sculptures, ainsi que des créations d’artistes. Un somptueux ensemble aux allures variées qui témoigne d’un esprit resté fidèle à la liberté du mouvement Fluxus selon lequel l’art, c’est la vie.

En 1962, Ben rencontre George Maciunas à Londres et découvre le groupe Fluxus qui bouleverse le rapport à l’art en l’affranchissant de la notion d’oeuvre dans la foulée des performances de John Cage. À l’instar du musicien américain pour qui tout peut devenir musique, Ben tente de s’approprier le monde en tant qu’oeuvre d’art. Il va signer tout ce qui ne l’a pas été : « les trous, la ligne d’horizon, les boîtes mystérieuses, les coups de pied, Dieu, les poules, etc. », expliquant que tout est art et que tout est possible en art. En 1963 Ben fait venir Maciunas à Nice pour un concert Fluxus.

Entre 1960 et 1963, l’artiste développe la notion d’appropriation, du tout est art et du tout possible en art. Débute alors sa série des “Tas”, entassant de la terre et des déchets sur des terrains, et les signant.


Exposition, Être libre, Ben Chamarande ©CD91 Ben à Chamarande,

Une autre qualité de Ben est d’avoir toujours su encourager la nouveauté et la création partout où il la voyait apparaître, chez ses contemporains ou chez de jeunes artistes. Une générosité rare ! Ainsi, en 1965, dans son magasin, il crée une galerie de trois mètres sur trois dans la mezzanine : « Ben doute de tout. » Il y expose Martial Raysse, Albert Chubac, Daniel Biga, Marcel Alocco, Bernar Venet, Serge Maccaferri, Serge III, Sarkis, Robert Filliou, Christian Boltanski, etc. Au début des années 1980, c’est dans sa maison à Saint Pancrace qu’il exposera Combas, Di Rosa ; et à La galerie de la Marine, à Nice, Boisrond et Blanchard, contribuant au succès et à la reconnaissance de la figuration libre, dernier grand mouvement français.

Sans doute dans cette quête perpétuelle du nouveau, Duchamp et Cage restent les figures les plus importantes.

À l’exposition du Domaine de Chamarande, cet été, on pouvait lire cette phrase en forme d’aphorisme : Pas d’art sans souffrance, révélant une autre dimension plus secrète de la personnalité de Ben toujours inquiète, perpétuellement insatisfaite, fascinée par la mort, le suicide et le doute, bien loin du caractère parfois trivial et marchand de sa création…

Et si Ben a tout fait : de la musique, du théâtre, de la peinture, de la poésie, des films, des textes théoriques, des gestes, des objets. S’il a été acteur, disquaire, galeriste, journaliste, il se verrait bien parfois ministre de la culture, homme politique et philosophe. C’est ce qu’il a confié pour La Diagonale de l’art.

Exposition, Être libre, Ben Chamarande ©CD91

Interview « il faut que L’Europe devienne Suisse ! »

La Diagonale de l’art : Vous avez dit que vous aimeriez être ministre de la culture. Est-ce une boutade ?

Ben : Moi j’aimerai être ministre de la culture. À l’instar de la société allemande, je prendrais pour modèle le système des Lander. De même en Angleterre, il tolère une forme d’autonomie à l’Écosse. Je pense que le jacobinisme a fait son temps. Nous devons retourner au girondisme mais le girondisme le plus simple et le plus dur, c’est-à-dire donner plus d’indépendance culturelle, (pas forcément économique – c’est un autre problème…), aux régions, et même économiquement on pourrait produire local. Pensons en termes de catastrophe mondiale, d’effondrement de crash boursier, etc. il faut qu’on puisse compter sur sa région. Et pour cela il faut au moins savoir ce que cette région produit. À Nice on a le pain Bagnat…Il faut que les peuples retrouvent leurs propres cultures. Je reviens à une phrase de Claude Lévi-Strauss qui considérait que chaque langue est une vision différente du monde. Un esquimau possède 20 mots pour dire la neige, il n’en a pas un pour dire le lapin. En Italie, il en ont 15 pour dire un lapin et un seul pour la neige…On survit avec les mots qu’on a. Les occitans survivront avec les mots qu’ils ont, les basques avec les mots qu’ils ont… les Bretons de même. Les peuples européens réussiront à s’épanouir, seulement, s’ils préservent leurs visions du monde arrimées à leurs langues. L’Europe doit devenir une Europe des nations à l’image de la Suisse dans laquelle on parle en français lorsqu’on est à Lausanne, on parle allemand quand on dépasse la frontière linguistique, idem pour l’italien, etc. Si la Suisse peut exister avec quatre langues, l’Europe peut vivre en faisant coexister la richesse de la diversité de ses langues nationales. Bref, il faut que L’Europe devienne Suisse !



Exposition, Être libre, Ben Chamarande ©CD91

En ce sens je soutiens le combat des femmes pour la défense de leurs droits, mais à une condition c’est qu’elles doivent le faire en défendant leur identité culturelle et linguistique. Une femme bretonne qui se libère reste bretonne, une femme basque reste basque, une berbère reste berbère…En même temps qu’elles défendent leur « féminicité » elle doivent défendre aussi leur culture et leur langue ! Il ne faut pas espérer un monde dans lequel toutes les femmes unies seraient indifférenciées. Non ! cela n’existe pas ; Mao a voulu qu’on porte toutes les mêmes chemises, il n’a pas réussi heureusement. On a tous des T-Shirt différents…

LDA En fait vous voulez toujours défendre la différence culturelle, et en art cela passe pour vous par la recherche perpétuelle de la nouveauté.

Ben : C’est-à-dire que la recherche du nouveau revient à défendre l’ego. Que ce soit l’ego de l’artiste, ou bien l’ego du journaliste comme vous, l’ego d’un fabriquant de chaussures ! L’ego veut survivre et se perpétuer, …L’ego est inséparable de la notion de survie, et celle-ci est conditionnée à la notion de reproduction, et pour se reproduire, il faut survivre…et pour cela il faut avoir un ego, et l’ego nécessite de se différencier. Donc le nouveau est important chez l’égoïste. Moi j’ai trouvé le «porte-bouteille» dit marcel Duchamp. Moi j’ai trouvé le Monochrome dit Yves Klein. Moi j’ai trouvé les roses, que sais-je dit Koons…La nouveauté ne peut exister sans l’affirmation d’un ego.

Mais la nouveauté existe également parallèlement avec les cultures. Ainsi, récemment un chinois est venu me voir, et il m’a dit « toi Ben, tu es « monsieur écriture » ici en France, mais cela n’a rien de nouveau, car « nous les chinois nous faisons de l’écriture depuis 10000 ans ! Pour répondre à votre question où en est le nouveau ?

L’innovation est en relation directe avec l’ego. Et là peut-être l’art est en train de nous apporter quelque chose de nouveau parce qu’il s’intéresse au début de l’univers. Au tout début de l’univers, il n’y avait rien d’autre que de l’ennui, car rien ne se passait, et tout d’un coup il y a eu l’ego, et moi je voudrais prouver que l’ego a existé dans la matière…Mais je n’arrive pas à le prouver encore…Je vois l’ego dans ce qui est vivant : plante, algue, microbe, même je suppose que le coronavirus a un ego bien à lui !

LDA Mais pourquoi cette instance sur la nouveauté en art comme critère d’évaluation de l’intérêt qu’un artiste ou une oeuvre peut avoir ?

Ben : Cet intérêt est éternel et humain. Que ce soit, Léonard de Vinci, il voulait être nouveau; il voulait apporter du nouveau, que ce soit Le Caravage, il était nouveau malgré lui, que ce soit Gauguin il était nouveau, bien qu’il fût maniaque et voulait baiser toutes les petites…Tous, du moment qu’ils apportent quelque chose que l’on reconnait, on appelle cela du nouveau. Donc il ne faut pas croire que je suis maniaque du nouveau « gadget » – gadget pour gadget – c’est-à-dire comme dans les magasins, non mais l’artiste cherche à innover, et pour innover il a besoin de ne pas trop mentir. Il faut qu’il admette que 58 c’est le début du monochrome et ceux qui font des monochromes après ne peuvent pas revendiquer cette nouveauté, à moins d’être des copieurs qui ne font que recopier cette découverte…Et en art il y a une infinité de copieur – tout le monde se copie -, mais néanmoins parmi les copieurs, il y en a quelques-uns qui arrivent à marquer leur différence.

Exposition, Être libre, Ben Chamarande ©CD91

Le grand reproche que je peux faire à l’art d’aujourd’hui c’est que c’est à 85 pour cent de la décoration…

LDA Vous avez été contemporain d’une personnalité comme John Cage qui vous a fortement influencé et vous avez été un acteur de cette floraison de l’art des années 60 avec Fluxus notamment, ou avec l’école de Nice et des artistes aussi importants qu’Yves Klein et Arman…Quel regard portez-vous sur notre époque à l’aune de cette expérience unique.

Ben : Je reviens à ces mots qu’il faut régionaliser et décentraliser. Ainsi comme Nice était loin de Paris, il y eu une école de Nice qui s’est formé au début des années 60… Si Nice avait été à Blois il n’y aurait pas eu d’école de Blois…À Nice l’éloignement de la capitale nous a permis de tenir le coup…Avant on peignait avec de la peinture à l’huile des tableaux qu’on accrochait à des murs, aujourd’hui avec internet nous avons une nouvelle matière incroyablement diverse qui permet d’enrichir l’imagination, d’être beaucoup plus rapide, et de plus communiquer. Donc il faut s’y faire. Si vous m’aviez nommé ministre de la culture, j’aurais favorisé encore plus l’internet. Le grand reproche que je peux faire à l’art d’aujourd’hui c’est que c’est à 85 pour cent de la décoration…

LDA Nous habitons un monde de plus en plus saturé d’images. Il y a eu récemment une exposition au Musée du Jeu de Paume, Le supermarché des images qui témoignait de cette surproduction d’images -Leur nombre connaît une croissance tellement exponentielle – aujourd’hui plus de trois milliards d’images partagées chaque jour sur les réseaux sociaux – que l’espace de la visibilité semble être littéralement submergé. Malgré votre intérêt pour internet, ne craignez-vous pas qu’il y ait une forme de saturation des images qui parvienne à émousser notre capacité à imaginer et à produire en fin compte de nouvelles images ?

Ben : Oui nous sommes saturés d’images, par exemple si j’avais montré mon cul il y a 15 ans dans une exposition – on aurait vécu cela comme un événement fantastique : « Oh il a montré son cul ! ». Ajourd’hui il n’y a plus aucune provocation possible car il y en a 30000 qui montrent leur cul sur internet… Mais moi je crois que les cultures n’ont pas à perdre dans cette histoire de production d’images numériques même si cela me questionne comme vous ! Je pense cependant qu’encore aujourd’hui on peut être novateur comme le furent Duchamp ou Cage en leur temps, c’est-à-dire trouver une rupture, et ouvrir une fenêtre nouvelle par laquelle on peut innover.

Exposition, Être libre, Ben Chamarande ©CD91

L’art n’est plus que de la décoration de merde ! le seul qui ne décore pas c’est Ben !

On est parti dans « le tout possible » et l’on revient à la décoration dans l’art ; car les galeristes comme Daniel Templon, par exemple, ils ont des clients, et le marché de l’art requiert des tableaux qui puissent être exposés dans des salons. On ne peut plus exposer le vide, le trou, etc. Il faut des tableaux. C’est automatiquement un appel pour le marché de l’art qui pour exister doit produire du « sur-nouveau », du faux-nouveau ou de la décoration. Dans une conférence de presse, j’ai dit récemment de manière très prétentieuse : l’art n’est plus que de la décoration de merde…, le seul qui ne décore pas c’est Ben !

J’essaie de me mettre dans la tête des gens qui exposent, et vendent de l’art, après la crise du coronavirus, comment vont-ils réagir ? de quelle manière par rapport à un investissement ou par rapport à la Beauté ? Je crois que cette période sera peut-être salutaire…parce que la crise du coronavirus fait penser…Moi j’expose le doute comme matière, et je me sers des mots comme matière ; je ne décore pas !

Exposition, Être libre, Ben Chamarande ©CD91

LDA Dans un autre registre imprévisible plus politique comment avez-vous perçu le surgissement du mouvement des gilets jaunes ?

Ben : Je pense que le monde doit allez vers toujours plus de décentralisation, en ce sens j’ai apprécié dans le mouvement des gilets jaunes, l’idée du Référendum d’initiative citoyenne (RIC) qui me semble apte à régler des problèmes comme en Suisse pour ramener les décisions politiques au niveau d’une démocratie beaucoup plus locale.

Par contre je suis contre les gilets jaunes quand il s’agit de nantis qui veulent régler des problèmes avec leurs voisins «berbères» ! La France comme toute nation doit être pluriculturelle. Je reste de ce point de vue fidèle à la théorie de François Fontan qui était proche de Claude Lévi-Strauss, et qui développait une théorie sur les ethnies : une vision multiculturelle du monde dans laquelle chaque peuple possède sa contemporanéité et sa créativité.

En ce sens, je suis régionaliste, et j’exècre toute forme d’impérialisme !

Ben, automne 2020 Exposition, Être libre, Ben Chamarande ©CD91

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