Rendre visible et audible la création avec les personnes en situation de handicap, tel est le pari réussi de l’artiste pluridisciplinaire Antoine Campo et de nombreuses associations qui œuvrent à promouvoir un nouveau regard sur la différence.

Stand the ghetto
Depuis quelques années, une série d’initiatives artistiques se développent auprès des personnes en situation de handicap. Des ateliers de théâtre, de photographie, de création sonore et d’arts plastiques, voient le jour un peu partout. Ce mouvement, jusqu’alors confiné entre les murs des institutions médicales et des associations, s’expose de plus en plus, en demandant à juste titre sa reconnaissance auprès du monde artistique. Ce sont maintenant des émissions de radio[1], des concerts publics voire carrément des festivals, des pièces de théâtre, des films et des vidéos qui rendent visible et audible une création auparavant prisonnière d’une forme de ghettoïsation, avec son repli, notamment sur l’art-thérapie.
Récemment, le chanteur Rodolphe Burger a signé et joué la musique du spectacle Ludwig, un roi sur la lune au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, en compagnie de comédiens en situation de handicap mental, travaillant avec l’association Catalyse.
De son côté, le festival Sonic Protest rassemble chaque année, sur plusieurs villes de France, éducateurs, psychologues mélomanes, musiciens et artistes porteurs de handicap autour de pratiques expérimentales de la musique.
BrutPop et Intouchables
Malgré ce foisonnement de propositions artistiques, plusieurs courants semblent clairement se distinguer. Une mouvance expérimentale, particulièrement active avec le réseau «BrutPop», surfe sur le succès de l’art brut. Organisateur d’événements en lien avec la scène underground musicale, multipliant les rencontres et les partenariats, BrutPop est devenu la tête de proue d’un courant, qui dépasse largement le cadre de la musique et des arts plastiques, pour étendre l’esprit de l’art brut à de nouveaux territoires comme l’art numérique récemment.
Une autre tendance beaucoup plus mainstream, a vu le jour, notamment avec la réussite du film Intouchables. Elle témoigne de la volonté de sensibiliser un vaste public à la question du handicap, à travers des fictions ou des documentaires tel que le dernier film d’Anne-Dauphine Julliand Et les Mistrals gagnants.
Enfin, une autre contribution importante à cette promotion des arts de la différence provient d’associations œuvrant à la diffusion de spectacles vivants interprétés par des personnes porteuses de handicap. C’est le cas, notamment, des manifestions culturelles regroupées autour du réseau Festival(s) Orphée & Viva la Vida, avec son imposante programmation couvrant tout le spectre scénique autour de la danse, du théâtre, de la musique, et du cinéma. Ces associations recourent de plus en plus à des professionnels de l’art pour donner une consistance esthétique à leurs projets. Ainsi La Possible Echappée propose, depuis 2011, des ateliers « Hors-les-murs », afin de sortir les personnes en situation de handicap des institutions avec lesquelles elle travaille. Pour cela, la collaboration avec des professionnels du spectacle permet à de véritables créations de voir le jour, en donnant lieu, parfois, à des représentations ouvertes au public.
Outre les difficultés du droit à l’image concernant les productions artistiques mettant en scène des personnes en situation de handicap, ces créations relèvent d’un engagement au long cours qui s’étend, souvent, sur plusieurs années.
Antoine Campo, pionnier de l’art de la différence
À cet égard, la collaboration de l’artiste pluridisciplinaire Antoine Campo, avec l’association La Possible échappée est exemplaire de cette démarche exigeante.
En 2008, Antoine Campo rencontre la danseuse classique Anne-Marie Sandrini, et découvre son engagement pour l’accès aux pratiques artistiques en faveur des personnes en situation de handicap. Elle le met en relation avec La Possible Échappée dont elle assure la présidence. À travers de nombreux ateliers d’expression théâtrale, il découvre de nouveaux talents et des propositions artistiques insoupçonnées. Antoine Campo avec ses trente années d’expérience de la mise en scène de théâtre et d’opéra, dans les plus grandes salles où il s’est produit à Paris, New York, Edinburgh, est ébloui. De ce choc, naîtra une collaboration de près de dix ans, avec pour premier temps fort la réalisation d’un film en forme de haïku visuel, Une Possible échappée (coup de cœur de la chaîne LCI) dont Céline Daemen, artiste en situation de polyhandicap, est l’héroïne.
« Céline ne s’exprime que par cris, soupirs, silences. Je ne sais pas ce qu’elle comprend. Je ne sais pas ce qu’elle entend » témoigne Antoine Campo. Depuis sa naissance, Céline ne marche pas. Pourtant, le metteur en scène refuse de la filmer dans son foyer, et propose de tourner son clip au Théâtre Adyar, l’une des plus belles salles de Paris à l’architecture Art Nouveau, accompagné de la chorégraphe Kathy Mépuis, de la danseuse contemporaine Lila Abdelmoumène, et du violoncelliste Jean-Renaud Lhotte.
Antoine Campo opère, alors, un travail de contrepoint polyphonique entre les déplacements du corps de la danseuse, les émotions qui parcourent le visage de Céline, et la cadence de la Suite de Bach. Progressivement Céline entre dans le mouvement…
Pour composer cet alliage d’images, de sons et de jeux d’acteur, capable d’envelopper poétiquement la présence de Céline, le metteur en scène s’appuie sur le personnage d’Ophélie. Cette grande figure shakespearienne de la différence, n’a t-elle pas si souvent inspiré les poètes, les peintres et les musiciens ? Elle est là, présente dans le film comme une ombre qui sommeille, flottant et dansant à travers les modulations surprenantes de la matière Molo.

Le Petit Cirque du Point du Jour ©Campo et Burckel -1
Le Petit Cirque du Point du Jour marque le second temps fort de la collaboration d’Antoine Campo avec l’association La Possible Échappée. Il est né, en 2013, avec le projet de questionner les visages des personnes en situation de handicap mental, au foyer du Point du jour à Boulogne Billancourt.
Pour cela, le metteur en scène a choisi de travailler en binôme avec la photographe Karine Burckel. Ils créent des séries d’images fictionnelles, dans lesquelles les sujets sont toujours mis en situation en se servant d’objets simples (cerceaux, cônes de couleur), afin de pouvoir saisir cet instant décisif où surgit l’émotion. Comme l’écrivait Antoine Campo : « Aujourd’hui, nos ateliers sont des « fabriques d’éphémères », quelles traces, quel prolongement, quel retentissement pour ce beau travail qui met le handicap au cœur de la création ? Il fallait la photographie pour conserver ces moments de grâce éphémère. Prolonger cet atelier de création dans une salle d’exposition, c’est notre rêve et notre projet ».