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Nous 2009

Djamel Kokene poursuit en les complexifiant les grandes ruptures conceptuelles introduites par Marcel Duchamp, Francis Picabia ou John Cage, en montrant que l’art se doit de travailler de plus en plus sans filets, sans bases ou normes transcendantes.

« A partir d’un moment, il y a une trajectoire, ce qui compte là, c’est le processus, le travail, la processualité qui fait qu’un artiste continue d’être un artiste, au prix quelquefois d’une décomposition de sa personnalité ».

Félix Guattari

Djamel Kokene-Dorléans. — « Nous », 2009

Il s’agit moins dans ce premier billet consacré au travail de Djamel Kokene d’écrire sur un artiste, qu’avec Djamel Kokene. Ce papier n’est ni une critique ni un commentaire, pas même un entretien, mais une forme de création en duo. D’ailleurs l’oeuvre de Djamel Kokene, de par sa complexité et sa diversité, dissuade toutes prétentions à en circonscrire le sens. Sa démarche se dérobe à tout souci d’unité ou d’identité formelle. Pas de signature ou de style immédiatement repérable. Au contraire, l’artiste cherche inlassablement à déjouer tout processus d’identification de son travail continuant dans la voie qu’il s’était donnée à ses débuts, celle de l’ « artiste-stagiaire», à rebours des habituelles constructions de mythes artiste, l’artiste-stagiaire étant l’artiste non pas formé mais en formation, qui n’a pas encore trouvé (si tant est qu’il doive la trouver un jour) son identité (sa voie). Comme le dit Jean-Claude Moineau qui fut son professeur et l’un de ses mentors à l’université de Saint-Denis : « Djamel Kokene se revendiquera comme artiste-stagiaire, mobile si ce n’est nomade, un artiste dont le travail ne saurait être enfermé dans un moule exclusif d’oeuvre ou de procédure. Un artiste autrement plus flexible encore que le portrait de l’artiste en travailleur flexible dans un monde lui-même gagné par la flexibilité. »

Djamel Kokene insiste : « Ne jamais s’enfermer dans quelque chose ; « machin » travaille sur, il fait cela… L’art est le domaine par excellence de l’expérience, de l’aléa dans lequel on ne peut pas s’enfermer. »

Agencements collectifs

La démarche artistique de Djamel Kokene dessine des cartographies existentielles où subjectivité et socialité inventent de nouveaux repères, de nouvelles coordonnées, et des possibilités de fuite. Le travail en groupe caractérise un autre pan de l’activité de l’artiste, celle de porteur de projets, nourrie de son intérêt à regrouper autour de projets communs. En 2002, il initie le dispositif collectif Laplateforme, laboratoire mobile de réflexions et de recherche en création artistique contemporaine sur le pourtour méditerranéen. Depuis 2006 et en prolongement du dispositif Laplateforme, l’artiste conçoit et édite CHECKPOINT, revue d’art et des pensées contemporaines, une publication annuelle trilingue, français-arabe-anglais.

Ces différentes approches, Djamel Kokene les qualifie de «cadre d’action». Ils constituent pour lui des espaces potentiels et intersubjectifs dans lesquels il devient possible de mettre en place des pratiques, autant que de croiser des formes pour provoquer un jeu de variations, d’allers-et-retours entre l’individuel et le collectif. A côté de cette recherche via différentes formes d’association et de collaboration, la démarche artistique de cet artiste se caractérise également par un travail plus intime, personnel, et étroitement lié au langage, à l’image et à l’objet, ainsi qu’à leur agencement tant formel que spatial. Tout en cherchant à déjouer le processus d’identification et à explorer les tensions entre langage, pensée et représentation, le travail artistique de Djamel Kokene articule indifféremment l’usage de la photographie, de la vidéo, du dessin, de la sculpture, de la performance, tout comme il est traversé par des champs aussi divers que la littérature, la sociologie, le cinéma, l’architecture et la philosophie.

Considérant le langage comme une matière première à modeler, l’usage qu’il en fait dans son travail repose essentiellement sur des énoncés existants, qui sont des « déjà dits », ou encore des « déjà vus ». Ces «déjà dits» forment des « formes monde » qu’il réactualise autrement et selon une mise en scène où ils sont souvent associés à des objets.

Djamel Kokene , ligne de fuite, 2010

Théorie et pratique sont pour lui indissociables. L’ambivalence, la contradiction comme la dichotomie que suscitent le langage et la pensée, sont pour lui un moyen d’investigation. Refusant une méthode de travail trop convenue, c’est en se laissant guider par son insouciance qu’il passe indifféremment d’une forme à une autre. Djamel Kokene développe ainsi une pratique qui relève d’une construction labyrinthique par laquelle il cherche à mettre à l’épreuve du réel, un ensemble de formes venant contrarier toute construction linéaire. Le passage d’une forme à une autre, allant du dispositif à la sculpture, souligne cet état de fait, c’est-à-dire l’aspect volontairement « éclaté », fragmenté de son travail, tout en questionnant le statut du geste artistique, du média utilisé et celui de l’objet produit.

Le dispositif Laplateforme a permis notamment de mettre en oeuvre toute une série d’expositions, de rencontres autour de la création artistique contemporaine, de Saint-Ouen, à Alger ou Casablanca comme autant d’opportunités « pour redéfinir et expérimenter notre rapport à l’Autre, à la mixité, et par là même nos modes de représentation individuels et collectifs. Une opportunité pour favoriser le dialogue, dans ces cas précis, entre les cultures euro-méditerranéennes. » A l’instar d’artistes berlinois comme Martin Kippenberger dans les années 70 qui balayèrent les frontières symboliques ou réelles au sein même d’une culture particulièrement clivée, Djamel Kokene incarne parfaitement ce nouveau régime de l’artiste. Il assume pleinement cette multiplicité de « rôles » comme autant d’expressions d’une identité aux contours mouvants ( artiste commissaire d’expositions, initiateur de nombreux collectifs, rédacteur, éditeur, DJ), au prix d’une véritable dissémination de sa propre personnalité.

Djamel Koken au Collège des Bernardins

Tranche de vie

Ce désir de fuite n’a rien d’une posture abstraite ou conceptuelle. Il se confond avec l’expérience même de la liberté suspendue à des périodisations concrètes et souvent violentes de la vie de l’artiste. En Algérie où il est né, confronté très jeune à la misère, et à la décomposition du milieu familial, Djamel Kokene dut quitter l’école. Arrivé en France il lui fallut s’inventer une carapace, un masque pour ne pas à avoir à parler de sa plainte. Il voulait fuir sa misère et cette foutue identité à laquelle on le ramenait sans cesse !

« Ça a été violent pour moi et cela dérégla pas mal de choses ».

Dans la Bretagne bien pensante et cossue de Dinard où sa famille s’installe dans les années 80, il est très vite confronté à la violence et au racisme ordinaire de gamins – préfiguration balourde de la future « lepénisation des esprits » – qui le passent même à tabac pour ses bons résultats scolaires ! « Du coup j’ai fait un pas vers ces gens qui me rejetaient pour savoir pourquoi ils me rejetaient ? ».

Djamel Kokene, Ouvert Fermé, 2009

De là, sans doute, son refus opiniâtre et constant de toutes assignations à une identité quelconque, fût-elle artistique ! Et, Jean Claude Moineau constate que Djamel Kokene « hésite toujours à se dire (avec ce que ça a déjà de par trop identitaire) artiste, à se prendre pour un artiste (là où les élèves des écoles d’art n’ont habituellement que trop tendance à se prendre pour des artistes) ». A cet égard, si Harold Rosenberg avait créé.

Le concept de «dé-définition de l’art», Djamel Kokene propose une dé-identification de l’artiste contemporain. Et, les oeuvres de Djamel Kokene témoignent de la volonté de dissoudre les identités, jusqu’à faire disparaître l’ego pour s’ouvrir aux puissances de l’étrange(r) et du collectif. Et, ce souci permanent de construire des projets collectifs et évolutifs, est également relayé plastiquement par une fascination toute derridienne pour les plans, les cartes, etc. Dans la série en cours, «Forms and territories maps » que l’artiste travaille depuis 2012, il donne une consistance esthétique à cette pensée de la complexité, qui est multiple et impersonnelle.

Les « déserts » semblent se découvrir à la surface d’un sol indéfiniment réinventé, sur lequel la pensée, mouvante, aléatoire crée une carte de sable, un nuancier, à l’image d’un monde de devenirs et de mouvements, d’un « plurivers », dont la configuration forcément mobile est ici relancée selon des lignes elles-mêmes multiples.

Djamel Kokene participe en cela à l’effort de la pensée contemporaine (celle de Derrida et de Deleuze notamment) pour redessiner les répartitions habituelles à la mise en ordre occidentale ( proche/ lointain, fermé/ ouvert, occident/orient ). L’art rejoint alors la philosophie pour tracer les lignes étranges de nouvelles cartes, celles d’un monde et d’une pensée indéfinis, disséminés, ouverts.

http://www.djamelkokene.com

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