Rarement une œuvre d’art brut n’a affirmé, avec autant d’intensité, le caractère indissociable de la vie et de la création. La dimension solaire des peintures de Mary Tillman Smith est d’autant plus émouvante que cette figure de l’art brut américain eu à subir toutes les humiliations de la pauvreté et du racisme. Très tôt admirée par Basquiat, son oeuvre est aujourd’hui présente dans de nombreuses collections des musées les plus prestigieux. Un bel ensemble de ses pièces est présenté à la galerie Christian Berst jusqu’au 21 novembre.

En raison de sa surdité, Mary Tillman Smith se réfugia dès sa jeunesse dans une pratique acharnée du dessin à même le sol. Parvenue au seuil de ses 80 ans, elle donna corps à sa cosmologie personnelle en peignant sur des tôles ou des panneaux de bois, improvisant une forme de patchwork visuel à l’échelle de son jardin et de son modeste bungalow. Le dessin envahit, alors, l’ensemble de son existence, jusqu’à recouvrir de peintures ses propres vêtements, emportant l’artiste dans un devenir graphique où sa silhouette finit par se mêler à son oeuvre dans une forme d’art total au pays du blues…

Les têtes aux formes naïves, ponctuées d’inscriptions graphiques, constituent le motif dominant sa peinture. L’improvisation formaliste des lettres et des mots joue comme éléments d’un design intégré aux dessins. Elle évoque les techniques utilisées par les quilteuses afro-américaines depuis les premiers temps de l’esclavage.
La peinture de Mary Tillman Smith recourt, également, à une multiplicité de couches avec des fonds aux couleurs primaires, étalées en aplats généreux.

Chacune des pièces exposées doit être appréhendée comme les pièces d’un vaste work in progress dans sa relation à l’installation au sein de laquelle elles virent le jour dans le sud du Mississippi. En effet, les œuvres présentées à la galerie Christian Berst ont toutes été conçues par Mary Tillman Smith sur son arpent de terre en réutilisant des objets trouvés dans le voisinage d’une décharge. Sa création semble tributaire d’une logique de l’accumulation et de la récupération d’éléments disparates (clôtures, planches de bois, tôles planes ou ondulées, pierres, etc.) sur lesquels elle appliqua ses dessins et peintures. A l’instar de la plupart des artistes d’art brut, Mary Tillman Smith procède par systèmes linéaires qui se développent de proche en proche, par adjonctions successives de panneaux peints – version brute de la « finalité sans fin » de l’esthétique kantienne !

Après avoir vécu seule pendant vingt-cinq ans, Mary Tillman Smith commença à peindre sur des plaques de tôle ou de bois récupérées dans le dépotoir voisin de son bungalow. Quotidiennement, elle les découpait à la hache en panneaux de diverses tailles, afin de pouvoir décorer sa maison et sa cour. Elle put ainsi bâtir d’imposantes clôtures blanches en tôle ondulée et en bois, peuplées de peintures d’animaux ou de visages christiques.
Elle fit de son jardin un archipel d’espaces aléatoires pouvant accueillir ses nombreuses créations. Sa cour se structura, alors, selon une géométrie complexe, conjuguant des espaces contigus ou emboités les uns dans les autres. Ce véritable jardin néobaroque, délimité par ces étranges bandes ponctuées des motifs de son vocabulaire plastique, pouvait se remplir alors de toute sa passion créatrice !

Outre les nombreuses peintures, dont on peut voir ici un très beau choix dans l’exposition, il y avait un grand nombre de sculptures. Elle créa aussi un véritable mausolée, ornementé de son imagerie et de celle de ses ancêtres; ainsi que des espaces spécifiquement conçus pour ses chiens et ses chats. En véritable architecte, Mary Tillman Smith construisit également de nombreuses dépendances et débarras afin de stocker les matériaux de ses futures créations et une véritable «galerie» pour travailler et exposer ses peintures récentes !

Enfin, elle devint ébéniste en produisant son propre mobilier (en forme de niches, de tables et de bancs) toujours recouvert de figures christiques. Elle ira même jusqu’à accommoder sa garde robe aux convenances de ses créations, en les accordant aux motifs de ses peintures.
Cette capacité de se réapproprier esthétiquement son territoire s’accompagna d’une volonté d’autonomie rarement atteinte. Souffrant de graves problèmes d’audition, Mary Tillman Smith se sentait mal à l’aise pour sortir dans sa ville; aussi, elle conçut son yard pour répondre à tous ses besoins en cultivant son jardin, afin d’y produire ses légumes et ses fruits. Elle se faisait architecte le matin, ébéniste l’après-midi, jardinier le soir et peintre la nuit – véritable incarnation « féministe » de « l’homme générique » rêvée par le jeune Marx !

Elle su ainsi retourner une forme d’exclusion subie qui l’éloignait de toutes activités sociales, en une forme d’obstination têtue affirmant cette capacité de se suffire à elle-même. D’où le sentiment d’une énergie sourde qui émane de ces œuvres
Malgré la constance du thème évangéliste dans les inscriptions et les visages du christ peints, l’art de Mary Tillman Smith ne doit pas être réduit à la simple expression d’une ferveur religieuse. L’emprunt de ces motifs semble être un prétexte (comme chez certains bluesmen du sud des Etats Unis), pour légitimer un élan créateur sans limite. Il s’agit moins d’une visée spirituelle ici, que d’une farouche volonté de reconstituer un monde sensible dont elle avait été exclue.
Contrairement à l’artiste contemporain «cultivé» qui programme souvent son travail comme un entrepreneur, Mary Tillman Smith exécutait son travail en avançant le nez dans ses tôles ondulées, sans véritable plan préconçu. Avec cet art de la manualité et du bricolage aveugle, elle était toujours dans son œuvre. Mary Tillman Smith finira d’ailleurs par se confondre avec les motifs de son immense patchwork. La boucle était bouclée…«It’s all right!»

christian berst art brut |
mary t. smith mississippi shouting #2 vernissage le jeudi 14 octobre de 18h à 21h – galerie principale |
https://christianberst.com