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Marcel Storr a créé en autodidacte, durant plus de quarante ans, un ensemble hors du commun d’une soixantaine de dessins d’architectures imaginaires. Celui qui fut un enfant abandonné, illettré, maltraité, sourd, resta toute sa vie balayeur du bois de Boulogne au plus bas de l’échelle sociale, et refusa obstinément jusqu’à sa mort en 1976, tout projet d’exposition comme toute idée de vente. Son succès actuel et les cotes que ses œuvres atteignent, n’entament en rien la part souveraine de son art.

Le cantonnier autodidacte

Si la biographie ne doit pas devenir le « paratexte » de l’art brut au risque d’un psychologisme (voir d’un populisme) douteux, elle semble incontournable pour saisir le caractère impromptu de l’œuvre. Enfant abandonné, illettré, maltraité, sourd, Marcel Storr resta toute sa vie au plus bas de l’échelle sociale. On mesure, par conséquent, le caractère émancipateur que peut endosser aujourd’hui une telle œuvre face à un art contemporain souvent élitiste, réservant ses secrets aux seuls initiés et son accès à des artistes bardés de diplômes impersonnels. Bien plus, c’est la nécessité existentielle de pratiquer son art qui lui confère une authenticité qui fait souvent défaut dans les pratiques académiques. D’où le sentiment, parfois, qu’une parcelle de l’esprit de révolte, qui s’affichait naguère dans les avant-gardes, sommeille encore dans ces productions marginales. La vie et l’art semblent ici fusionner ! Marcel Storr refusa toujours obstinément jusqu’à sa mort en 1976, tout projet d’exposition comme toute idée de vente. L’art brut, disait Dubuffet, « déteste d’être reconnu et salué par son nom ». Voulant échapper à tout regard critique, ces artistes autodidactes n’ont d’autres solutions que de pratiquer leur art clandestinement. Ils fuient la communication comme la peste à l’inverse des créateurs contemporains qui sont, pour la plupart, essentiellement des communicants. Etrange ironie alors que son succès actuel et les cotes que ses œuvres atteignent jusqu’à l’indécence, pour un artiste qui ne supportait pas d’exposer le moindre de ses dessins !

(© Liliane et Bertrand Kempf)

La libération progressive du travail de la main de la tutelle de l’œil.

Malgré un goût immodéré de la répétition, l’œuvre de Marcel Storr témoigne d’une évolution stylistique très rare chez les créateurs d’art brut. Cette transformation du style traduit la libération progressive du travail de la main de la tutelle de l’œil. Une fois de plus, les créations d’art brut jouent les trouble-fête en questionnant les frontières indécises de ce type de création entre les « arts de la main » et l’art contemporain. La thématique récurrente des tableaux semble, au premier abord, relativement austère : un ensemble d’églises, de cathédrales et de mégapoles.

Galerie Loevenbruck, Marcel Storr, cathedrale, dessin.

Dans un premier temps, en effet, Storr propose une peinture purement «optique» dans laquelle le geste manuel est encore asservi au souci de «bien faire». Les édifices religieux sont de facture plutôt maladroits. Les églises restent encore bien sages, et de modeste format, coloriées uniquement aux crayons de couleur et à la mine de plomb, (parfois aquarellés à l’encre). Seul un sentiment d’inquiétante étrangeté, sans doute dû aux tonalités opaques des cieux ocres, témoigne qu’il ne s’agit pas d’art naïf !

Dans un second temps, la main du peintre se libère du respect des seules données visuelles. Les flèches des cathédrales deviennent démesurées. Elles requièrent souvent un format en diptyque ou triptyque. Les dessins exécutés au crayon ou à l’encre gagnent en complexité. Sans doute imprégné des années d’après-guerre, Storr donne à ses cathédrales, tout à la fois la forme de gratte-ciel gothique et l’allure d’architectures totalitaires. L’obsession du détail devient délirante. Une flèche atteint le gigantisme (un triptyque est composé d’un motif répété plus de 600 000 fois !) Pour contenir cette pulsion graphique des risques du chaos, l’artiste (cantonnier) semble cantonner son geste à l’ordre rassurant des seules lignes architecturales.

Marcel Storr, Sans titre (Diptyque), crayon et encres de couleur sur papier, 210 x 160 cm

Les cathédrales psychédéliques

Enfin, dans la dernière période (1965-1971), la manualité emporte tout dans son délire graphique. L’œil affolé se perd alors dans la prolifération infinie des détails. Chaque centimètre carré devient un monde. C’est pour donner accès à ce deuxième niveau de lecture que permet difficilement la vision globale que les organisateurs de l’exposition ont subtilement intercalé une série d’agrandissements photographiques de certains détails. La dernière salle consacre ainsi une véritable apothéose picturale qui libère pleinement le coloriste et le dessinateur de tout contrôle visuel. Les peintures deviennent comme des tapisseries aux couleurs quasi- psychédéliques. Plus aucune trace d’architectures sacrées, mais des tours à perte de vue ! Des cités futuristes, vues de haut, reliées par des passerelles vertigineuses surmontant des jardins, des véhicules et des navires.

Marcel Storr (1911-1976), Sans titre, 1970, Crayon, encre de couleurs et vernis sur papier Canson. Signé et daté en pied. Format 50 x 61 cm.

Marcel Storr ne puisait pas dans son imaginaire ni même dans son inconscient ces représentations délirantes. Peintre sans chevalet, il «devait dessiner assis et le carnet Canson ouvert sur la table de cuisine et pouvait donc facilement tourner sa feuille» raconte Laurent Danchin, commissaire de l’imposante exposition de 2012 au pavillon Carré de Baudouin. Le tableau n’est pas une fenêtre qui viendrait recueillir des données optiques quelconques, mais une surface sur laquelle s’imprime le geste de la main. Le dessin, d’une minutie sidérante, est exécuté avec des crayons à la pointe très fine et à la mine dure. D’où le sentiment d’avoir parfois affaire à des gravures.

Cette folie de la précision supplée également au peu de maîtrise de la perspective qui suppose une vision globale. D’où le vertige devant les étranges proportions des constructions. Il exécutait son travail en partant d’un angle et remplissait la feuille au fur et à mesure, sans avoir crayonné au préalable un tracé ou un contour général. Comme les miniaturistes ou les médiumniques, Storr avançait, le nez sur la feuille, sans véritable plan préconçu, sans aucun projet. Il avait conquis la part souveraine de son art, sa religion solitaire et secrète.

Laurent Danchin commissaire de l’exposition au pavillon Carré de Baudouin, dans le 20e arrondissement de Paris, présente l’oeuvre de Marcel Storr.

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