En exposant une collection de photographies fétichistes, le galeriste Christian Berst questionne une nouvelle fois les limites de l’art brut.
À l’image des artistes qu’il défend, pour la plupart indifférents à l’égard du jugement des autres, Christian Berst écrit depuis quinze ans, l’une des plus belles pages de la scène des galeries contemporaines en proposant une lecture inédite de l’art brut, attirant un public toujours plus nombreux de collectionneurs et de passionnés. Il sait que les grands artistes, comme les meilleurs curateurs et galeristes ont souvent été seuls dans les propositions qu’ils offraient à un public souvent réticent ou pour le moins frileux. À l’instar de Harald Szeemann, parangon du commissaire contemporain, et dont les expositions firent date, tout en suscitant fréquemment l’incompréhension des institutions, et la sévérité de la critique de l’époque, Christian Berst continue de faire bouger les lignes qui président au partage du sensible au sein d’un régime de l’art contemporain ouvert à des catégories de créations autrefois confinées à ses marges : art brut, art premier, naïf, modeste… Il s’agit notamment pour le galeriste de questionner les limites de l’art brut, et les processus d’artification qui confèrent une valeur esthétique à des artefacts anciennement perçus comme étrangers au monde de l’art. Nombre des oeuvres d’art brut aujourd’hui admirées dans les musées, furent uniquement considérées à leur origine comme des documents cliniques attestant de la folie de leurs auteurs.
L’ensemble de photographies d’un fétichiste anonyme présenté par la galerie jusqu’au 24 janvier en dialogue avec une série d’œuvres ayant pour thème le visage témoigne de cette logique de mise à l’épreuve des contours de l’art brut. De cette série de 70 tirages extraite d’une collection de plusieurs centaines de photographies produites anonymement entre 1996 et 2016, on ne connait de leur auteur que cette indication lapidaire qu’il vivait en région parisienne, et qu’il se suicida à la mort de sa mère avec laquelle il vivait seul. En quoi cette répétition insistante de photographies de jambes gantées de collants, prises indifféremment dans la rue ou à la télévision peut-elle intégrer le champ de l’art ?
À quelle condition une pratique fétichiste de la photographie faite pour un usage privé et sans volonté esthétique, peut-elle rejoindre la définition de l’art brut ? Cette dernière a longtemps proscrit la pratique photographique exempt de procédures manuelles, et associée à un art réduit à une simple reproduction mécanique de la réalité. Les tenants de la pureté de l’art brut ne manqueront pas de reprendre les rengaines habituellement suscitées par l’émergence des œuvres de la modernité ou de l’art contemporain. Est-ce de l’art ? Une curiosité esthétique ou clinique ? Revient alors l’interrogation essentielle de Marcel Duchamp : « peut-on faire une œuvre qui ne soit pas d’art ? »
Et n’est-ce pas un mouvement encore plus ancien qui reconfigure sans cesse le partage entre ce qui est jugé licite en art et de ce qui est rejeté hors de son cadre ? Le philosophe Jacques Rancière a montré que la porosité entre l’art et le non-art n’a cessé de travailler l’esthétique depuis le 19ème siècle en intégrant dans son domaine des sujets et des thèmes auparavant jugées indignes. Comme Stendhal dans La vie de Henry Brulard, où, à travers, l’évocation de bruits insignifiants, les cloches d’une église, une pompe à eau, etc., brouille la distinction entre les choses qui appartiennent à l’art et celles qui appartiennent à la vie ordinaire. La pénétration du non-art dans l’art est un processus consubstantiel à l’art de l’âge esthétique. Michel Foucault étudia de son côté cette capacité de la littérature à transgresser par effractions les cadres du langage en déclinant quatre interdits de l’écriture que sont la faute, le blasphème, l’insupportable et l’ésotérisme, et dont les écrits de Sade, Bataille, ou Roussel furent les saillies les plus connues. L’art brut prolonge ce mouvement de transgression des limites de l’art, en dévoilant de nouveaux découpages des espaces et des temps, hors des coordonnées de la normalité.

En confrontant deux thématiques en apparence opposées, celle de l’obsession d’un voyeur pour des jambes de femmes en bas nylon, à celle d’un visage si souvent occulté ces derniers temps, Christian Berst et le commissaire Gaël Charbau reprennent un geste iconoclaste ; celui du rapprochement de représentations et de formes d’art hétérogènes, pratiqué diversement par les surréalistes, Georges Bataille, Brecht, Harald Szeemann, ou Jean-Hubert Martin plus près de nous.
« Ce qu’on aime vraiment, on l’aime surtout dans la honte et je défie n’importe quel amateur de peinture d’aimer une toile autant qu’un fétichiste aime une chaussure ». Georges Bataille
La plupart des clichés couleurs sont des tirages amateurs argentiques au format 15 x 10 cm de facture plutôt commune, même si une certaine douceur des couleurs et un charme des lumières tranchent avec le caractère assez sordide de leur captation, le photographe ayant travaillé comme un voyeur, contraint de dégainer son appareil caché sous un pull ou un manteau au moment propice, pour prendre, sans doute, ainsi un cliché sans regarder au travers du viseur, dérobant à sa proie l’objet de sa passion. On peut penser au « bas matérialisme » que Bataille s’évertuait d’ériger face à l’idéalisme angélique d’un art humaniste qu’il exécrait, et dont il se moquait en déclarant : « Ce qu’on aime vraiment, on l’aime surtout dans la honte et je défie n’importe quel amateur de peinture d’aimer une toile autant qu’un fétichiste aime une chaussure ».
Sans doute retrouve-t-on dans ce désir d’exposer ces photographies fétichistes, une autre forme de curiosité que celle qui anima Bataille au moment de sa participation à la revue Documents, et ce goût pour des « œuvres d’art les plus irritantes, non encore classées, et certaines productions hétéroclites, négligées jusqu’ici… »
Pour justifier son choix d’exposer ce fond de photographies, Christian Berst souligne l’importance de ce trait fétichiste à l’œuvre dans ce qu’on nomme aujourd’hui la photographie brute, repérée notamment à l’exposition Photo Brut lors des rencontres d’Arles en 2019. Il s’en remet également à un syllogisme : si le fétichisme est une forme de « mythologie individuelle » et si l’art brut est la mise en forme d’une « mythologie individuelle », est-ce que le fétichisme n’est pas une forme d’art brut ?

Peut-être est-il inutile de chercher une justification logique à l’exposition de telles œuvres. La présentation en séries de dizaines de tirages de cette jambes gantées sur les murs de la galerie suffit à témoigner de l’inquiétante étrangeté qui se dégage de cet ensemble, et dont on sait qu’il compte des centaines de photographies. La catégorie de « mythologie individuelle » ne peut suffire à rendre compte de cette expérience limite. On perçoit derrière cette conduite, une logique implacable qui échappe à toute raison ! À l’instar de la plupart des créations d’art brut, cette collection est animée par un excès qui la porte et l’emporte par-delà les frontières de la normalité. Le voyeur allant même jusqu’à enfiler des collants dans une sorte d’autoportrait grotesque et dérisoire, où le visage et le sexe restent forclos.
Et ce qui constitue un type circonscrit de perversion sexuelle, renvoyant à une forme de finitude psychique nouée durant l’enfance, devient par l’aberration de son insistance et de sa répétition, l’expression d’un geste infini emportant l’œuvre et son auteur dans un même mouvement délirant, qui conquiert ainsi une dimension baroque et esthétique. Cette logique des mouvements aberrants anime la plupart des créations d’art brut, par- delà leur caractère graphique, plastique ou photographique. C’est en ce sens qu’Harald Szeemann avait créé un musée des obsessions, non pas pour exposer quelques manifestations morbides de la vie promptes à remplir des cabinets de curiosités mondaines, mais pour y dégager des « attitudes » dont la logique aberrante soit susceptible de rompre avec celles des logiques mortifères qui gouvernent le monde, tout autant implacables et déraisonnables.
En visitant l’exposition « Le fétichiste, anatomie d’une mythologie », il aurait été servi.
face à face exposition du 22 octobre 2020 au 24 janvier 2021
sans titre, 1999, tirage photographique d’époque, 15 x10 cm