
Le galeriste Christian Berst tente de faire partager son goût pour une esthétique de l’impur aux Etats-Unis. La Maison rouge, de son côté, mélange aléatoirement l’art brut avec des œuvres d’artistes contemporains. Mais ces tentatives ne doivent pas oublier la spécificité d’un art centré sur le processus de création.

Dans Next, le mensuel de Libération du 2 octobre 2014, Christian Berst racontait sa décision d’ouvrir un nouvel espace à New York après avoir fait de sa galerie parisienne, entièrement dédiée à l’art brut. A l’image de ce galeriste qui va aux Etats-Unis apporter la «peste» de l’art brut dans un pays reléguant ce type de production dans les marges de la scène artistique (outsider art), le retour en force de cette création dans le champ «institutionnel» français témoigne de ce moment de l’art contemporain dont nous sommes les témoins. Celui de l’accomplissement d’une esthétique de l’impur, du mélange des genres et du bigarré, dont Gilbert Lascault avait, déjà, repéré les prémisses (voilà plus de 30 ans) dans ses Ecrits timides sur le visible.
D’une autre manière, la dernière exposition à la Maison Rouge, «Le Mur» qui présentait, cet été, l’imposante collection d’Antoine de Galbert, en supprimant délibérément les habituels cartels détaillant le nom de l’œuvre et de l’artiste, contribuait également à effacer les frontières entre art brut et art contemporain. Le choix de l’accrochage était, d’ailleurs, confié à un logiciel qui sélectionnait aléatoirement la disposition des œuvres selon sa taille et son numéro d’inventaire, sans aucun souci de style, de famille ou de genre. Anders Petersen, Henry Darger, Jochen Gerner, Eadweard Muybridge, Gilbert & George, Jan Fabre, Hans Bellmer et plusieurs centaines d’autres artistes se côtoyaient anonymement, en offrant des rencontres impromptues et fécondes, et en renforçant parfois l’étrangeté des œuvres au fil d’un parcours labyrinthique. Ce parti pris esthétique d’Antoine de Galbert rappelait, en cela, la démarche de John Cage qui confiait au Hi King la sélection des hauteurs, et des durées de ses compositions, pour revenir à une pure écoute des sons. De fait, les œuvres exposées sur «le mur» de la Maison Rouge n’étaient plus, vraiment, appréciées à partir d’un background culturel. Le spectateur était implicitement invité à se retrouver «indemne de culture», dans une position similaire à celle définie par Dubuffet pour caractériser la situation des créateurs d’art brut.

En ce sens, le communiqué de presse de la prochaine exposition à la Maison Rouge, qui sera entièrement consacré à la collection d’art brut de Bruno Decharme (collection abcd/Exposition Bruno Decharme exposition du 18 octobre 2014 au 18 janvier 2015) témoigne aussi de cette politique d’intégration de l’art brut à la scène artistique contemporaine : «Devenu un phénomène de mode ces dernières années, en France et dans le monde, avec un marché qui s’emballe, des foires et des galeries spécialisées plus nombreuses, des expositions d’art contemporain qui intègrent des œuvres d’art brut comme notamment la dernière Biennale de Venise ̀ (commissaire Massimiliano Gioni), l’art brut questionne. […] Depuis sa création en 2004, nous cherchons à établir des ponts entre les différents champs de la création, proposant des expositions, qui mêlent art brut et art contemporain».
On ne peut que souscrire à une telle confrontation, à condition qu’elle suscite un approfondissement de notre questionnement sur la singularité de cette création. Et, il faut souhaiter que l’Art Brut n’y perde pas son âme en cédant au quadruple écueil de l’art contemporain : la marchandisation, la personnification, la communication, et l’exhibitionnisme insatiable et obscène! Dans son dernier essai L’Abécédaire Foucault, Alain Brossat fustige, à juste titre, cette tendance au «Lupanar» de l’art contemporain. Pour éviter ce détournement infidèle de l’art brut, il convient de recentrer la présentation des créateurs d’art brut, sur le processus de leur création, plutôt que sur leur personnalité, ou sur une prétendue «vision» dont ils seraient les porteurs inconscients. Il faut pour cela remonter, à cette «Fabrique du pré» dont parlait le poète Francis Ponge, en amont des œuvres achevées, et commercialisables. La création ne doit plus, alors, être pensée comme «passivité» qui donnerait forme à une vision préalable, fût-elle schizophrénique. Elle est une production. De ce point de vue d’une esthétique de la création, l’art brut a pour vertu de rouvrir sans cesse cette question de la création dans un «entretien infini» avec l’émergence d’un protocole créatif.