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Avec des hordes de djihadistes et de « Bersekr » toujours tentées de se métamorphoser pour massacrer leurs propres familles, la culture du loup-garou a encore de beaux jours ! Rarement des images d’art brut n’avaient eu un tel pouvoir d’aversion, par la seule puissance d’un stylo à bille et d’un fluo.

Deux choses semblent réunies dans l’œuvre du jeune madrilène José Manuel Egea : l’apparence apollinienne de l’homme dans ses formes les plus superficielles de notre époque : celles des nymphe(tte)s, et autres « héros » médiatiques, et l’image monstrueuse tapie derrière l’apparence : celle du monstre, de la part maudite, de la bestialité, ou de la dimension dionysiaque repérée par Nietzsche dans la Naissance de la Tragédie.

Le critique d’art Aby Warburg ne se sentait-il pas, déjà, littéralement paralysé par son observation des nymphes sculptées sur le fronton des temples grecs? Car avec elle, rappelle Georges Didi-Huberman, il faisait :

« L’expérience d’une image capable de tout ; sa beauté était capable de se convertir en horreur […] ; son offrande de fruits capable de se transformer en tête coupée ; sa belle chevelure dans le vent capable d’être arrachée de désespoir ».

Ainsi, l’impact visuel des oeuvres de José Manuel Egea, est certainement dû à cette polarité conflictuelle de l’apollinien et du dionysiaque qui ferait la vie même de notre culture occidentale. De fait, l’artiste espagnol métamorphose les créatures de magazine, les personnages d’oeuvres d’art en loups garous ! Sa main leur fait pousser des poils, change leurs yeux pour leur donner un air bestial…Finalement les oreilles ont poussé, les ongles sont devenus des griffes et la peau lisse s’est froissée tel un visage ravagé sous l’effet du temps.

L’animal planqué en nous

Faut-il interpréter, pour autant, les images d’Egea en pensant que nous sommes tous des « monstres », et autres sérial killers en puissance ? Faut-il les juger à l’aune de ces seuls poncifs, comme autant de remake du fameux « loup pour l’homme », et autres platitudes ? Dans son essai Le complexe du loup-garou, le sociologue Denis Duclos tente de revenir aux origines de cette fascination pour les personnages schizoïdes qui se multiplient

dans la culture populaire occidentale. « A l’instar de Patrick Bateson, le héros d’American Psycho, parangon de raffinement et de civilité le jour, monstre sanguinaire la nuit (…) Les films, les romans américains, sont à cette image, peuplés de monstres et de criminels multirécidivistes ».

Ne faut-il y voir qu’un symptôme culturel, répétant le célèbre « malaise » Freudien selon lequel la société ne serait qu’un rempart précaire contre la «bête» planquée en nous. Si la culture du loup-garou, tour à tour homme et bête a, certes, encore de beaux jours, le monstre n’annonce t-il pas, également, une étrangeté capable de fissurer la pieuse ordonnance du régime des images dans lequel nous vivons ? Dans une époque aussi inquiète et complotiste quant à la perception de l’image d’autrui, la figure archaïque et infantile du loup-garou n’incarne-t-elle pas, également, une volonté de défaire les traits de visagéité trop connus et standardisés jusqu’à la nausée dans les images de « people », au profit d’autres visages, plus étranges et lointains ?

N’est-ce pas, enfin, à notre propre regard que ces oeuvres s’adressent ? Celui que nous portons à l’égard de ceux qui furent longtemps considérés comme « monstrueux », (le fou, le malade mental, etc.)

L’art de déchirer

Comme souvent chez les créateurs d’art brut, on retrouve avec Egea le caractère obsessionnel d’une thématique déclinée, ici, dans une quarantaine d’oeuvres. A ceux qui éprouveraient une forme de lassitude envers une oeuvre aussi répétitive, il faut rappeler que l’intérêt d’une création ne se limite pas à sa seule puissance de renouvellement formel. L’art contemporain comme l’art brut sont inséparables de l’invention de matériaux et de protocoles qui confèrent à l’oeuvre sa singularité et sa valeur. De ce point de vue le dispositif créateur de José Manuel Egea est d’une efficacité redoutable !

Dans un premier temps, Egea capture- en bon prédateur d’images- indifféremment couvertures de magazine et de livres de mode, qu’il déchiquette sans vergogne à l’instar de ses propres vêtements ! Sa famille remédie, d’ailleurs, à cette pulsion ravageuse en rangeant les livres à l’envers de telle sorte que ni la tranche ni la couverture ne soit visible. Mais Egea n’en a cure et déchire également les cadres et les affiches ; certains restent accrochés en lambeaux, ce qui interloque les visiteurs.

Après cette plongée «chaosmique» dans le mainstream photographique, l’artiste sélectionne parmi toutes ses images, celles qui seront propices à ses transmutations plastiques.

Dans une troisième étape, Egea s’adonne, en effet, à un véritable rituel : il transforme l’image photographique en faisant apparaître par la seule magie du stylo à bille, de l’encre ou du fluo, le monstre caché derrière les traits humains.

A grand renfort de hachures, de traits effrénés et de ratures, il griffe, perce, et évide la surface glacée de l’image photographique ; la recouvrant, parfois, d’une pilosité envahissante et inquiétante. Sous l’effet de ce remodelage graphique impitoyable, la figure glamour de la star ou du top model se métamorphose imparablement en lycanthrope hirsute et menaçant.

Si l’insistance pour le motif du masque et l’intérêt porté à la lycanthropie n’ont rien d’inattendu de la part d’un créateur d’art brut, en revanche la diversité des médiums et des matériaux qu’il utilise, est beaucoup plus rare dans le champ de l’art brut.

La photographie et la BD comme matériaux de l’art brut

Le madrilène, en effet, donne une consistance formelle à sa fascination pour la figure du loup-garou en se servant de nombreux médiums, allant du dessin sur des pages de magazines recouvertes de graphismes touffus, d’affiches tailladées de graffitis, à la réalisation de masques, de sculptures ainsi que des performances !

A l’instar de nombreux artistes contemporains, Egea intègre ainsi la photographie en tant que « matériau » esthétique de sa propre création. On pense, notamment, aux autoportraits d’Arnulf Rainer ou à des monochromes pop art (version fluo). Contrairement aux créateurs d’art brut comme Albert Moser, Miroslav Tichy ou Eugene Von Bruenchenhein qui utilisèrent la photographie comme un médium à part entière, en s’improvisant eux-mêmes photographes, José Manuel Egea crée littéralement avec de la photographie ! Pour cela, il extrait son motif dans des piles de photos. C’est là qu’il trouve le matériau princeps de sa création, offrant ainsi une confrontation directe entre l’art brut et la photographie dans ce qu’elle a de plus « caricaturale ». Egea va, en effet, chercher les photographies les plus empreintes de clichés: celle des magazines de modes, des people, etc.

L’artiste s’inspire également des personnages des comics Marvel, comme le super héros Hulk ; incarnant une force résistante à toute épreuve. Cet emprunt à l’imagerie populaire de la BD en tant que second matériau de son imaginaire, rapproche, encore une fois, Egea d’artistes du pop art ou du néo-expressionnisme allemand qui recyclaient allègrement des images de la pub, de la BD, du cinéma, ainsi que la culture rock.

Bowie, Démoli

Ainsi des photographies « cultes » de David Bowie ; l’icône pop revisitée par la sauvagerie graphique d’Egea semble une offrande en forme d’image hybride à la gloire de la star pop-glam. Avec cet hommage à la disparition récente du chanteur, Egea nous offre une mise en abîme habile de ces images fantômes. Rappelons juste que l’auteur de Diamant Dogs, collectionnait aussi l’art brut et qu’il était lui-même hanté par la question des devenirs (transgenre, gay, etc.), allant jusqu’à incarner la figure du vampire et autres Loups garous, en jouant de sa propre personne la confusion des genres !

Au delà de cette fascination commune pour le culte de l’apparence pris en ligne de mire d’une dialectique incessante d’attraction et de répulsion, Jose Manuel Egea en rajoute une couche à grands coup de stylo-bille et de fluo. Il déconstruit ainsi les portraits de David Bowie, de Marlon Brando ou de Robert Pattinson, avec une rare cruauté, qui n’est pas sans évoquer celle d’artistes aussi différents que Burroughs ou Artaud. A l’instar, des artistes qui eurent à dépasser le cadre académique du seul musée comme source d’inspiration en puisant leur énergie dans des formes d’expression « populaires », Egea confirme, une fois de plus, que l’art brut n’est nullement exempt de culture !

Né à Madrid en 1988, Egea dessine au sein du centre de création « debajo del sombrero » (sous le chapeau) qui accueille des personnes présentant des déficiences intellectuelles. La question de savoir si cette création relève de la clinique ou de l’art n’a guère d’importance en comparaison de sa richesse plastique. Bien plus, le questionnement qu’elle suscite à l’égard de l’altérité, notamment, dépasse largement les interprétations conventionnelles des croyances, aussi anciennes, que celles associées au lycanthrope.

L’image fantôme

Si Nietzsche n’avait vu d’autres issues que d’appréhender la civilisation à travers ses malaises, ses symptômes et ses continents noirs comme le rappelle Georges Didi-Huberman dans son essai sur Warburg, alors l’art brut en constitue une part majeure. A l’instar du loup-garou qui implique l’idée de « revenant », les oeuvres du madrilène seraient bien des « images-fantômes » capables de rappeler « l’indestructibilité de l’homme primitif » en nous. Et la puissance d’évocation de ces images n’aurait d’égal que l’ancienneté des «survivances» qu’elles transportent. Loin de se limiter à la seule vision, de telles images requièrent toutes les formes de la sensibilité, sollicitant d’abord le regard, mais aussi le savoir, la mémoire, le désir et leur capacité toujours disponible d’intensification.

Schizographie brute

Comme le note Christian Berst, l’iconoclasme de José Manuel Egea « peut aller jusqu’à la scission de la page nette, comme pour accentuer la fracture entre deux mondes ; parfois même, c’est le recouvrement complet de la feuille, d’où l’on devine alors à peine, vaincue dans la noirceur, la beauté factice que ces images nous imposaient ».

De fait, ce qui frappe le spectateur, c’est la récurrence des déchirures du papier de nombreuses oeuvres. Véritables schizes graphiques venant, pour ainsi dire, raturer la surface du papier comme dans certains dessins d’Artaud. Ces brèches apparaissent comme de véritables manifestations sismographiques de la vie psychique de l’artiste qui font écho à nos subjectivités contemporaines en quête d’identité rassurante. A l’instar d’un miroir brisé, l’image, parfois, se lézarde et laisse entrevoir d’étranges écritures qui semblent émerger de l’abîme.

Ces sortes d’éclairs zébrant, si souvent, les oeuvres dessinées répètent alors la célèbre « griffe » du créateur de Ziggy Stardust, et témoignent aussi d’une véritable « schizographie », d’un sujet irrémédiablement barré, pour le coup.

« Chaque produit culturel se veut individuel ; l’individualité elle-même sert au renforcement de l’idéologie du fait que l’on provoque l’illusion que ce qui est chosifié et médiatisé est un refuge d’immédiateté et de vie. Cette idéologie fait appel surtout au système des vedettes emprunté à l’art individualiste. Plus toute cette sphère est déshumanisée, plus elle fait la publicité pour les grandes personnalités, et plus elle parle aux hommes avec la voix éraillée du loup déguisé en grand’mère. » Théodore Adorno, La Dialectique de la raison

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