L’un des fréquents sujets de philosophie du baccalauréat invite les candidats à se pencher sur la question du sens de l’art. Sujet toujours bien venu, notamment, quand les détracteurs de l’art brut et de la création contemporaine persistent à les accuser d’être le règne du « n’importe quoi». L’œuvre de l’américain John Urho Kemp donne une solution à cette question en forme de rêverie esthético-mathématique.

Si les créateurs d’art brut investissent fréquemment le champ des sciences et des techniques, et détournent allègrement toutes les formes de l’écrit, moins nombreux ceux qui osent introduire leur fièvre démoniaque au coeur même de ce temple de la raison : le langage mathématique.
Hétéropies scientifiques
Lors de son exposition récente à la Maison Rouge, le collectionneur d’art brut Bruno Decharme rangeait certaines de ses oeuvres sous la catégorie : « hétéropies scientifiques ». Il regroupait ainsi ces créations encombrées par une multiplicité de calculs, de listes et de projets encyclopédiques qui semblent abolir les frontières séparant l’art et la science. De fait de nombreux artistes bruts s’emparent souvent de l’univers des chiffres, des équations ou de la géométrie pour donner une consistance à leurs oeuvres ou les agrémenter d’une sémiotique aux graphismes élégants. Mais ils le font la plupart du temps dans une polyphonie de références qui mélangent abondamment les registres scientifiques, techniques, religieux, ésotériques, etc.
Ainsi Košek recourt aux mathématiques au sein d’agencements « géo-graphiques » visant à conjurer tout autant sa phobie des déluges météorologiques que celle de cataclysmes politiques à venir. Jean Perdrizet de son côté intègre un important bagage algébrique au service d’un constructivisme technologique acharné! Ses mathématiques sont autant de formules étayant sa passion d’inventeur. John Devlin, ponctue également ses dessins de formules abstraites et géométriques sous l’égide de ses rêveries d’urbaniste. Le chilien Óscar Morales met au point une « Formule de Valence alphabétique et numérique » afin d’imaginer les ordinateurs du futur. Les dessins des inquiétantes anatomies de Plny s’accompagnent de signes algébriques semblant codifier ses macabres dissections. Et, les séries chiffrées de George Widener participent d’une logique de déconstruction temporelle s’incarnant dans des calendriers axés sur d’étranges lignes de temporalité-catastrophes. Enfin, Adolf Wölfli, le plus célèbre des créateur d’art brut, n’a –t-il pas su emporter le système numérique dans une chôra sémiotique et graphique foisonnante de quelque 25 000 pages ?
Comme le constatait encore Bruno Decharme :
« Quand vous regardez les dessins d’Adolf Wölfli, vous découvrez sa capacité à dynamiter toutes les normes : l’algèbre, les mathématiques, la géographie, la philosophie, pour refabriquer un autre monde. Pour nous, ses oeuvres sont des supports de rêve.”

Un mathématicien dans l’art brut ?
Contrairement à tous les créateurs qui empruntent de près ou de loin aux langages mathématiques, John Kemp semble cantonner son geste créatif au seul formalisme mathématique. Hormis quelques fantaisies graphiques, plusieurs messages à caractère ésotérique ou religieux, et certaines esquisses de visages scolairement dessinées, l’essentiel de sa production tient dans des dizaines de pages recouvertes de diagrammes, d’équations, de formules algébriques et de séries chiffrées, allant jusqu’à coloniser des liasses interminables de papier d’imprimante.
Pour le commissaire Gaël Charbeau de l’exposition consacré à cet artiste en 2015 à la galerie Christrian Berst, il y a des points communs avec Košek et Perdrizet : tous les trois ont certainement partagé la « folie » des mathématiques, cet espace mental si particulier des nombres, qui n’existe pas en tant que tel dans la réalité, et dont la physique se sert pourtant à chaque instant pour tenter d’expliquer le réel !

« Ces nombres semblent être pour eux ce que j’appellerais un « damier de la pensée », un endroit où se joue une relation possible au monde qui nous entoure. À mon sens, l’usage qu’ils font de ces nombres relève du langage, de la poésie, du chant, de l’incantation ».

Un ascète dans l’art brut ?
Dans ce détournement mystique des mathématiques, John Kemp réduit donc l’essentiel de son activité à un formalisme abstrait sans pareil dans le champ de l’art brut. Alors que son compatriote Melvin Way mélange ses figures « mathématiques » et « chimiques » à des graphismes ponctués de messages sibyllins, Kemp se contente d’extraire la seule pureté cristalline des formes mathématiques. C’est peut-être cette manie qui lui valut d’ailleurs le surnom de « Crystal John » ! John Kemp apparaît alors comme un ascétique de l’art brut
éloigné de toute délectation plastique et pulsionnelle. Ses productions sont à mille lieux de celles défendues en leur temps par Dubuffet qui voulait redonner à l’art sa dimension corporelle (manuelle et gestuelle). Elles pourraient même faire écho dans le champ de l’art brut au mouvement de désensibilisation de l’art qui culmina durant la période des années 30, avec les oeuvres de Kandinsky (Du spirituel dans l’art), de l’abstraction géométrique s’adressant à un pur esprit ou avec le sérialisme de Schoenberg en musique. Cette
désensibilisation du matériau dont parlait Adorno à l’égard des avant-gardes du début du vingtième siècle semble trahir l’esprit même de l’art brut associé plutôt à un pôle dionysiaque de l’art.

Une oeuvre anesthésiante ?
De fait le minimalisme pictural des oeuvres de Kemp suscite parfois une impression d’anesthésie inquiétante et glaçante. Outre l’absence de toutes polysémies des registres, les productions ne manifestent aucun hédonisme esthétique. Ici aucune explosivité graphique comme chez Dan Miller. Pas de délectation rétinienne éprouvée à la profondeur des surfaces, comme dans l’épaisseur des textures moirées et chamarrées des dessins de Beverly Baker exposés récemment dans la même galerie. Aucune joie haptique, ni dimension tactile ou manuelle suscitée par des effets de gaufrages du papier comme dans les créations de Zemankova. De même le plaisir de la vue à l’égard du chromatisme dispensé par l’artiste est plutôt proche du zéro absolu ! Les nietzschéens de l’art brut en seront pour leur compte ! Pas de peintures sanguinolentes, ni d’esthétique du grotesque ou de la monstruosité comme chez Plny, Castillo, Pedroso ou Davood Koochaki. Enfin (de quoi décevoir les freudiens à
l’affût) : aucune référence sexuelle manifeste comme dans les oeuvres de Ghizzardi, de Darger ou d’Eugene Von Bruenchenhein. A moins de voir dans les équations de Kemp « les bras d’une inconnue? ». C’est d’ailleurs un lieu commun de l’histoire de l’art : l’esthétique mathématique est tenue pour froide, impersonnelle, et même dépourvue de tous sens. Elle n’a pas de rapport profond avec l’intériorité et l’inconscient du sujet.
La trinité contre-nature
Les tenants de la pureté de l’art brut ne manqueront pas de reprendre les rengaines associées habituellement à l’émergence des oeuvres de la modernité ou de l’art contemporain. Est-ce de l’art ? (qui plus est brut ?) des mathématiques ? une curiosité esthétique ou clinique ? de la scientologie ? etc.
Dans le texte du catalogue de l’exposition à la galerie Berst Gaël Charbau reprend ce questionnement légitime :
« S’agit-il d’une « oeuvre » au sens où le milieu de l’art entend ce mot habituellement ? Probablement pas.” En examinant le projet de John Urho Kemp (1942- 2010), nous revient l’interrogation essentielle de Marcel Duchamp : «peut-on faire une oeuvre qui ne soit pas d’art ?»
Cette oeuvre dans ce qu’elle a de plus épuré nous rappelle également l’éloge rendu par Lautréamont aux mathématiques dans la langue même des passions : la poésie “Arithmétique ! algèbre ! géométrie ! trinité grandiose ! triangle lumineux ! » : telle pourrait être la devise de
John Kemp. On retrouve en effet chez les deux artistes la même ascèse hallucinée. Et, le titre même de l’exposition « un triangle des Bermudes » n’est pas sans évoquer le deuxième Chants de Maldoror.
L’un des intérêts majeurs de cette exposition est de mettre à jour au coeur même de l’art brut une tendance importante de notre contemporanéité esthétique : celle de son rapprochement avec les sciences et les mathématiques. On sait que deux grandes périodes virent cette alliance produire la plus grande fécondité en ce domaine : celle de la Renaissance, et celle du début du 20°siècle.
Ne voyons-nous pas dans cette oeuvre contre-nature une forme de rapprochement insolite entre ce qui relève du plus rationnel, de l’universel et de l’abstrait avec le plus déraisonnable, le délire, le différent ?
Accouplement monstrueux
Cet accouplement monstrueux rappelle aussi le métissage des savants de l’Antiquité comme ceux de la Renaissance qui étaient tout à la fois artistes, poètes, mathématiciens, métaphysiciens, sorciers.
A la question qui lui était posée à l’égard de l’oeuvre mi- scientifique mi- poétique de Perdrizet : « Est-ce que c’est de l’art, est-ce de la science ? », Christian Berst répondait :
« J’ai envie de dire que l’art brut n’a pas à trancher dans la mesure où l’on est dans une sphère où la transgression est finalement la règle, et on est très à l’aise pour présenter un scientifique qui transgresse les règles de la sciences ».
Ce n’est pas seulement en terme de transgression qu’il faut penser ce type d’oeuvre. Chez Kemp comme chez Mevlin Way, et la plupart des créateurs participant à ce type « d’hétérotopie scientifique », nous assistons à une vaste fresque de mouvements aberrants, avec ses devenirs, ses déterritorialisations des langages scientifiques, ses actes de sorcellerie et ses participations contre nature. Derrière l’humeur appliquée et prudente de Kemp se cache sans doute un geste infiniment plus iconoclaste qu’il n’y paraît ? Non seulement le californien s’attaque à la grammaire même de la pensée rationnelle et scolaire, mais son excès est ailleurs, plus sournois et plus violent peut-être.
Débordements mathématiques
Malgré la diversité des pièces exposées (fréquemment présentées sous la forme de pages photocopiées recto verso d’environ 10 par 12 cm), on ne peut être que sensible à « la force énigmatique de l’ensemble graphique qu’elle constitue », selon l’expression de Gaël Charbau. La mise en espace de l’exposition met particulièrement bien en valeur le débordement et l’excès qui accompagnent la fureur mathématique de l’artiste. Au point qu’un mur entier de dessins de Kemp – dont n’est présentée ici qu’une infime partie de l’ensemble de l’oeuvre – finit par se répandre sur le plancher dans un mouvement de débordement brut. Et, pour tous ceux qui ont souffert des « maths », voilà une manière de se défouler à peu de frais. Les feuilles semblent envahir le sol à la manière d’une oeuvre de Michel Blazy au risque que les spectateurs se prennent les pieds dedans avec tous les effets burlesques associés. Cette installation met à nu parfaitement le nerf même de cette création. A savoir l’excès qui la porte. L’aberration de son geste infini qui semble l’emporter avec son auteur dans un unique mouvement délirant. Cette « force » confère une dimension « baroque » à l’oeuvre, et conduit son auteur à une forme d’autisme. Comme le dit très bien le photographe américain Aram Muksian à qui l’on doit la découverte
et la sauvegarde de l’oeuvre :
« Les chiffres ont évidemment un sens, ils sont froids, scientifiques, rationnels, même beau, mais s’ils sont utilisés d’une manière différente, dans un but différent, ils se transforment en quelque chose d’autre. Ils sont donc à la fois « purs » et « baroques ». John a pris cette voie, non pas seulement pour un voyage temporaire, mais depuis des décennies. J’admire vraiment cette insistance, que certains appellent obsession, mais pour moi, il est synonyme d’indépendance et de courage. À partir du moment où vous construisez et devenez dépendant d’un langage qui ne parle finalement qu’à vous, il vous rend solitaire. »
On est d’ailleurs saisi d’étonnement à la lecture de l’entretien donné par Aram Muksian, et de la manière dont cette production considérable fut sauvée de l’oubli. »
C’est la raison pour laquelle il serait vain de vouloir penser une telle création à partir d’une esthétique des formes, pourtant si tentante dans sa présentation abstraite et mathématique.
Les milliers de dessins de Kemp témoignent d’une implacable logique qui n’a rien de mathématique. Bien plus le caractère irrationnel de l’oeuvre et son aberration ne signifie aucunement qu’elle soit dépourvue de logique.
C’est au contraire dans la mesure où elle manifeste une logique implacable et secrète – ne se réduisantbnullement à sa signification psychique ou à sa forme mathématique- qu’elle témoigne de cette folie créatrice bpropre à l’art brut.
Le photographe Aram Muksian archivant des milliers de dessins de Kemp sur une musique des Floyd.
Devant ces centaines de signes, d’équations, de série, il ne s’agit donc pas de poser la question : qu’est-ce que cela signifie ? où est-ce de l’art ? …brut ? mais quelle est la logique ? comment ça marche ? etc.
De ce point de vue, il apparaît que la démarche de Kemp se situe pleinement dans le prolongement de celle des créateurs d’art brut. Elle ne répond à aucun des critères d’une esthétique mathématique comme l’ordre, le défini, et la symétrie qui sous-tendent les canons de la musique ou de l’architecture classique.
La logique aberrante de l’art brut
La logique présente dans l’oeuvre de Kemp, malgré son formalisme mathématique, n’obéit pas non plus au principe d’économie cher aux mathématiciens, mais semble plutôt sacrifier à une forme de Dépense absolue (au sens où Bataille use de ce mot). Alors que l’on juge de la beauté d’une démonstration à sa concision et sa clarté, les oeuvres de Kemp semblent, au contraire, recourir aux moyens les plus complexes et les plus longs pour parvenir à une simplicité élémentaire. Enfin, il n’y a aucune cohérence dans cet art brut qui pourrait être
condensée dans une formule unificatrice, et encore moins selon les critères d’une axiomatique. Le californien fait littéralement déborder les mathématiques hors du cadre de ses dessins, emportant la rigueur formelle et visuelle des mathématiques dans sa frénésie débridée.
Les séries de calculs se répandent avec obscénité sur les murs en des formes incongrues : rouleaux, tapis, etc. John Kemp participe donc à cette vaste fresque de mouvements aberrants que nous offre l’art (brut), avec ses devenirs, ses actes de sorcellerie et ses participations contre nature. Son oeuvre semble faire dans le dos des mathématiques un enfant monstrueux.
A l’instar de nombreux créateurs d’art brut, Kemp témoigne bien d’une sorte d’ésotérisme, proche de l’expérience de l’éternel retour chère à Nietzsche ou à l’expérimentation de l’éternité chez Spinoza. Comme le remarque Gaël Charbau : « C’est le soupçon qui pèse sur les expériences limites. » Ces artistes témoignent comme certains personnages de Dostoïevski, Melville, Kerouac (Le prince Mychkine, Achab, Dean Moriarty), ou des personnages des frères Cohen d’une logique implacable qui échappe à toute raison ! « Ils ne peuvent avancer aucune raison, bien qu’ils obéissent à une logique impérieuse » écrivait Gilles Deleuze à propos de ces figures romanesque.
Cette logique constitue sans doute l’une des manifestations des plus hautes puissances d’exister et de penser, alors que le vulgaire n’y voit qu’une forme d’idiotie aveugle! A la différence des logiques mortifères, celles des traders aujourd’hui, tout autant implacables et déraisonnables, qui reterritorialisent les mathématiques dans les eaux glacées du calcul égoïste, elles redeviennent ici un simple jeu purement esthétique.
Mathématiques asservies
D’ailleurs il est beau de voir Kemp opposer la figure d’un rêve de « poésie » arithmétique dans un pays où règne en maître une mathématique au service des seuls algorithmes de l’informatique sous la pression écrasante des contrôles financiers.
Et, l’art brut lui même et tous ceux qui l’animent (passionnés d’art brut, collectionneurs et galeristes) obéissent sans doute à une forme de logique tout autant aberrante qui échappe au pouvoir de celles qu’on nous imposent.
C’est la raison pour laquelle on ne peut pas définir l’art brut et encore moins en circonscrire le sens. Des créateurs d’art brut comme John Kemp témoignent de ces étranges logiques impérieuses et démoniaques qui les poussent à créer au delà de toute raison une oeuvre qui ne sera peut-être jamais montrée. Rarement une telle création mi poétique, mi graphique n’aura obéi à une telle nécessité secrète, et qui ne doit son salut qu’au regard avisé d’un photographe.
Un Platonicien dans l’art brut ?
Kemp, comme Zdenek Košek, pensait avoir accès à des vérités supérieures sur l’histoire de l’univers et de l’homme et c’est dans les nombres et la géométrie qu’il puisait ses sources de vérité. En ce sens, on pourrait dire qu’il est platonicien: la mathématique étant selon Platon médiatrice entre le visible et l’invisible.
«J’ai fait des recherches sur d’autres mathématiciens à travers l’histoire qui ont pu inspirer ses vues philosophiques et qui comme lui, ont utilisé les mathématiques comme expression de la révélation. Le pense à Abraham de Moivre, qui a calculé le jour de sa propre mort; Kurt Gödel, qui a vu la croyance rationnelle dans l’au-delà et s’est laissé mourir de faim; Georg Cantor, dont le travail sur les chiffres était lié à une communication directe avec Dieu; et d’autres tels que Alexander Grothendieck, Paul Erdös, et John Nash. »
Kemp est également platonicien au sens où il produit une pensée qui vise une forme particulièrement abstraite, et qui se manifeste par un agencement de chiffres, de relations algébriques et des dispositions graphiques particulièrement esthétiques et épurées.
Une illumination Profane
Sans doute s’agit t-il pour le californien d’accéder à une forme d’ « illumination profane » comme d’autres l’ont fait par la musique, les drogues, le new Age, à l’instar de ses prédécesseurs agités des enfants de Ginsberg et de Dylan. Il y a sans doute chez Kemp la recherche d’une transcendance mystique voire scientologique.
Mais elle ne rend pas compte de la singularité esthétique de l’oeuvre. Une visée cathartique pour se soigner d’un monde encombré par une visibilité obsédante et vulgaire est sans doute également présente dans les intentions de l’artiste.
Comme le rapporte le commissaire de l’exposition Gaël Charbau :
« Kemp diffusait en effet gratuitement des « offrandes », ces petits dessins photocopiés de quelques centimètres carrés qui condensaient ses méditations alphanumériques. Il les donnait à des inconnus ou les laissait sur des pare-brises. »
Les quelques photos de l’artiste témoignent d’une existence marginale digne d’un personnage tout droit sorti d’un film des frères Cohen. A l’instar de la plupart des créateurs d’art brut, Kemp traînait sa solitude et sa marginalité dans sa quête insensée.

En ce sens Kemp serait bien plus à la recherche d’une forme d’accomplissement spirituel. il construisait, à sa manière, un univers parallèle qui par son exigence formelle et son degré d’abstraction l’isolait d’un quotidien honni et constituait sans doute une vacuole d’intimité afin de se faire un lieu de résistance à l’image des poèmes de Lautréamont. C’est un art à effet cathartique mais d’une toute autre forme que celle valorisée par Aristote en son temps. Ici pas de sens, pas de représentation. Nulle vraisemblance. Mais une catharsis semblable à celle qui opère par répétitions et décalages rythmiques dans les séries musicales d’un Steve Reich ou d’un Brian Adams, par exemple.
Comme le confie encore Gaël Charbau : « On n’est pas loin de Reich, de «Music in 12 parts» de Glass, et on connaît le goût pour le religieux chez Adams (et pour la musique indienne chez Glass d’ailleurs). » Il s’agit de se purger de ce trop plein de visibilité associé au régime des images à l’Age moderne«. On comprend qu’une telle oeuvre ait touché un photographe comme Aram Muksian à qui l’on doit la conservation de l’oeuvre.
L’art brut à l’époque de sa reproductibilité technique
Cette oeuvre fut d’ailleurs pensée pour être diffusée indépendamment de tout cadre artistique. C’est ce que fait Aram sur son site internet en proposant – dans la mesure du possible – d’envoyer à quiconque le demande, des scans reproduisant les originaux. Vraisemblablement, John Urho Kemp pensait entièrement son travail dans la diffusion : l’original ne servait qu’à être reproduit. A l’instar d’un négatif photographique. L’exposition que nous présentons fait partie de ce « processus de diffusion. J’aimerais que ce travail puisse être accueilli à l’université de Berkeley ou dans une autre institution en Californie qui pourrait à la fois préserver et partager ce matériel avec le public.
Je crois aussi que des reproductions de son travail devraient être disponibles sous différentes formes, essentiellement pour continuer à faire vivre son travail en le faisant circuler, ce que, je l’espère, l’archivage web peut rendre possible”, confie Aram Muksian.
