La galerie Christian Berst présente beau comme… #2, nouvelle monographie mettant à l’honneur celui qui fut longtemps diagnostiqué : « résidu asilaire irrécupérable ». Ironiquement l’œuvre de Bellucci est une ode à la résilience et à la récupération !

Franco Bellucci, mort au mois d’août dernier à l’âge de 75 ans a produit l’une des œuvres les plus fortes de l’art brut. Figure majeure de l’art brut italien, il a exposé notamment à la Maison Rouge et au Palais de Tokyo, à Paris et à Galila’s P.O.C et au Trinkhall Museum, en Belgique. La reconnaissance méritée d’un artiste comme Franco Bellucci a une portée qui va bien au-delà du seul domaine esthétique. Car non seulement ce créateur travaille à partir de détritus comme de nombreux artistes contemporains, mais il est lui-même considéré comme un « déchet » par une partie de notre société. Et, c’est l’un des intérêts des expositions d’art brut, non seulement, de revaloriser des œuvres et des matériaux jugés indignes autrefois, mais plus encore de changer notre regard à l’égard de personnalités mises au ban de notre culture. De fait Bellucci fut diagnostiqué « résidu asilaire irrécupérable » par la médecine de son temps. D’ailleurs, le mépris des déchets ne résulte pas seulement d’une vision idéaliste de la matière, mais plus encore du rejet les hommes chargés de s’en occuper, les éboueurs, les nettoyeurs, et de tous ceux qui vivent des détritus de nos sociétés. Ce rejet est peut-être encore tributaire d’une tradition de la philosophie grecque qui se gardait bien de rentrer en contact avec les matériaux abjects, et ceux qui s’en chargeaient.

Si la philosophie classique et les beaux-arts n’envisageaient que des objets et des thèmes policés, en anoblissant la matière (grâce à̀ des procédés de décoration, de sublimation, de plaquage, de limage, de polissage), la première revalorisation des matériaux déchets est sans doute à chercher du côté de la poésie de Baudelaire avec le chiffonnier de Paris, mais aussi de Benjamin et des surréalistes qui feront des brocantes et des passages, le labyrinthe de leurs flâneries dans une poétique de l’objet récupéré́.
Mis au ban
L’intérêt d’une esthétique du rebut est sans doute lié, également, à son caractère individuel. Le déchet est absolument unique, il s’impose par son unicité contre le modèle standard, l’objet neuf fabriqué en série. Tout comme le créateur d’art brut qui manifeste sa singularité à l’écart de la normalité dominante. Pasolini, dans ses Écrits Corsaires (1975), opposait déjà le centre à la périphérie, ou des cultures populaires authentiques en voie de disparition étaient supprimées par une culture standardisée. Toute marginalité était à ses yeux de plus en plus menacée par un processus d’homogénéisation qui ne relevait plus seulement du politique comme à l’époque du fascisme italien.

Franco Bellucci appartient à ces laissés-pour-compte, ces marginaux que Gustavo Giacosa, lors de l’exposition à la Halle St Pierre de 2013, nommait des bandits-bandit, signifiant d’abord en italien ce qui a été mis au ban, banni, exclu, relégué hors des liens.
La puissance de l’abject
Après une hospitalisation à Livourne où Bellucci détruit une grande partie du mobilier de l’hôpital, les médecins l’internent à l’asile psychiatrique de Volterra. Il passe alors la plupart des heures de la journée, attaché à son lit. En 1978, après la mise en vigueur de la loi 180 qui prévoit la clôture et le démantèlement de l’institution asilaire, sa famille l’accueille à nouveau. Son premier geste, après tant d’années d’absence, est de se précipiter vers sa chambre pour ouvrir le tiroir où il gardait ses jouets. Ils sont tous là.
Il retourne à l’asile de Volterra, non plus attaché mais toujours confiné, jusqu’en 1998. L’année suivante, il est accueilli par la doctoresse Ivanna Bianco et son équipe au sein du Centre à « portes ouvertes » Franco Basaglia à Livourne où vient d’être créé l’atelier Blu Cammello sous la direction de Riccardo Bargellini. Dans cette résidence où le respect de l’individu est à la base des soins thérapeutiques, Franco déambule librement. Il devient un flâneur, capable de collecter tout ce qui peut devenir propice à sa création artistique.
A l’instar de Forestier ou d’Arthur Bispo do Rosário qui fouillaient, déjà, les poubelles, et troquaient avec leurs compagnons d’asile les trésors de leur maigre pitance, Bellucci prolonge, sans le savoir, la démarche de l’Arte povera italien dénonçant une société de consommation déjà saturée d’objets standardisés. Sa réhabilitation du détritus, il la partage à son insu avec de nombreux plasticiens du XXe siècle, comme Kurt Schwitters ou Jean Dubuffet, mais également Spoerri ou Michel Blazy. Avec l’insertion du textile, et son goût du fétichisme, il renoue enfin avec une lignée d’autres artistes comme Tàpies, Beuys ou Boltanski.

Au-delà de toutes ces filiations invisibles, l’œuvre de Bellucci nous invite à retrouver la puissance de tout ce qui objecte, résiste et déborde de partout l’autorité des produits et des êtres les plus attendus.
A l’heure d’un hypothétique « monde d’après… » et contre les illusions d’une modernité où le progrès consiste à poursuivre les innovations de dernier cri selon une fuite en avant sans finalité, cette objection n’est pas un luxe !
Les sculptures hybrides que produisait Franco Bellucci sont constituées d’objets hétéroclites dont les destins sont inexorablement liés. Elles ont été présentées dans plusieurs grandes expositions comme la monographie qui lui a été consacrée au MADmusée de Liège, Banditi dell’arte (Halle Saint Pierre) et art brut, collection abcd/ Bruno Decharme (La maison rouge) à Paris ainsi qu’à la galerie Christian Berst en 2015. « Ces œuvres sont douées d’une puissance symbolique que bien des artistes ‘professionnels’ sont incapables d’atteindre. » (Philippe Dagen, Le Monde). On reconnaît le style de Bellucci comme on identifie immédiatement celui d’un autre géant de l’art brut Michel Nedjar. Et, cette reconnaissance est sans aucun doute due à la force immédiate que ses œuvres inspirent. A l’instar des célèbres poupées de Nedjar, les assemblages « néo vaudous » confectionnés par Bellucci suscitent, d’ailleurs, un étrange mélange d’attirance et de répulsion. L’artiste associe dans son travail déchets et objets hétéroclites, souvent issus de l’univers de l’enfance (jouets, poupées, figurines, etc.), qu’il enserre fermement dans de subtils imbroglios de cordages. Tout y passe et semble pouvoir faire office de nouage : chambres à air, chaussettes, tuyaux d’arrosage, fils électriques, bandages, bas de femme, câbles USB, etc. Il serait vain d’énumérer et de vouloir décrire toutes les figures qui naissent de ces enchevêtrements, tant leurs formes sont variées et inattendues.

De ces rencontres improbables naissent parfois des accouplements monstrueux entre un dinosaure et une poupée Barbie, une chaussure drag queen et un câble HDMI, ou des copulations plus prosaïques entre animaux de ferme. Parmi les pièces les plus intéressantes se trouvent celles dont les objets insérés ont été les plus démembrés. On peine, alors, à distinguer dans l’enchevêtrement des morceaux de tissus, de plastiques et des corps désarticulés, une figure familière. On pense parfois à certaines poupées de Bellmer, ou pour les assemblages plus abstraits à ceux de Pascal Tassini.
Quelquefois, ces assortiments de jouets et de déchets sont carrément enchainés avec des tiges de fer comme si elles avaient été torsadées par la poigne d’un géant. On mesure ainsi la force hors du commun de leur auteur. Bellucci était dit-on capable d’arracher radiateurs et robinets lors de ses accès de violence. Ce qui lui causait de graves blessures aux mains, et justifiait, alors, sa contention lors de ses premières hospitalisations.
Toutefois cette brutalité, présente dans les assemblages, est nuancée par le choix des objets, et de leurs coloris. Bellucci affectionne tout autant les jouets en peluche que le chromatisme clinquant des T Rex et autres dinosaures qu’il se fait un malin plaisir d’étrangler.

Franco bellucci beau comme… #2
Exposition Franco Bellucci beau comme…#2 à la galerie Christian Berst jusqu’au 13 juin
https://christianberst.com/exhibitions/exhibition-285