Il fallait toute la sensibilité de la comédienne Anouk Grinberg pour réunir dans un livre un ensemble d’écrits bruts exhumés du ghetto de la folie. Pour le lecteur, c’est la découverte d’une « grande littérature » parcourue par un amour de la vie, d’autant plus troublant, qu’il fut conquis dans l’enfer de la vie asilaire !
L’art brut n’en finit pas de tenir le haut de l’affiche depuis plusieurs années, au risque d’y perdre parfois son âme, cédant sa singularité au Lupanar d’un art contemporain souvent échoué sur son quadruple écueil : la marchandisation, la personnification, la communication, et l’exhibitionnisme insatiable et obscène. Heureusement, il nous reste un continent vierge de toutes spéculations, celui des écrits bruts, provenant d’auteurs souvent anonymes – la plupart patients d’hôpitaux psychiatriques. Il fallait toute la culture et la sensibilité de la comédienne Anouk Grinberg pour réunir dans un livre, « Et pourquoi moi je dois parler comme toi », un ensemble de ces écrits bruts. On retrouve dans ces textes un peu de cette poésie qui ne se donne pas pour poésie, et plonge aux racines où se confondent les émotions et les formulations ; très loin des poses et des facéties de la prose érudite. Après leur avoir donné sa voix dans un spectacle interrompu par le confinement (mais donc la captation est toujours visible sur Mediapart), l’actrice revient sur cette part d’inconnu et de liberté qu’elle a découvert dans ces écrits, et qu’elle veut maintenant « faire sortir du ghetto de la folie ». Avec cette conviction que c’est de la « grande littérature », parcourue par un amour de la vie qui n’a rien à envier aux inventions verbales de Michaux ou aux jeux formels de Perec, d’autant plus précieuse qu’elle répond à la seule nécessité intérieure de faire respirer l’esprit. On est ici à la racine de l’art.
Question La Diagonale de l’art : Cequi peut surprendre en lisant votre recueil, comme en regardant votre spectacle, c’est la grande proximité que nous éprouvons avec ce qui est dit, eu égard à ce que l’on pourrait attendre de textes écrits par des personnes gravement malades, et atteintes de troubles psychiques particulièrement invalidants – psychose, paranoïa, schizophrénie, autisme, etc. Bref, avec l’idée d’écrits bruts, issus de la folie, on imagine des choses beaucoup plus « chaotiques », tant au niveau du contenu que de la forme – infiniment plus déstructurées au niveau même de la syntaxe, avec des onomatopées, des propos sans queue ni tête, etc. Or, à notre grande surprise, la langue que nous entendons est d’une grande transparence, nullement hermétique – infiniment plus accessible que bien des œuvres contemporaines ! Comment s’est fait le choix des textes pour ce livre ?
Justine Python
Anouk Grinberg : Depuis toujours la folie fait peur. Je connais même des gens qui sont très fans d’art brut mais qui ont peur des textes, et le spectacle à cet égard a été une bonne expérience. Avec mon allié, le musicien Nicolas Repac, on a veillé à ne surtout pas mimer la folie. On a cherché à restituer la luminosité de ces textes, et à ne plus les juger selon le prisme de la folie, mais à les recevoir comme des témoignages humains de haute volée qu’on n’entend jamais, parce que tout simplement ces gens étaient enfermés et que leurs écrits faisaient l’objet d’une forme de censure. Presque tous ces auteurs écrivaient pour qu’on les libère, mais leurs mots sont restés lettres mortes, faute d’avoir été transmis à leurs destinataires. Les familles étaient dans le déni de leurs fous, et les médecins rangeaient dans des tiroirs ces missives qui les dérangeaient.
La Diagonale de l’art : Pourtant si ces lettres ressortent pour la plupart d’un registre oscillant entre plainte, invective, appel, et lamentation, elles portent aussi un amour sans pareil de la vie, et une joie d’écrire irréductible aux seuls symptômes cliniques. En écrivant, ils ont su desserrer l’étau de leur malheur et se créer un espace personnel, souverain, prompt à recueillir les impulsions de leur âme.
Mesmer
Lorsqu’on a joué le spectacle, j’avais peur que les gens aient peur des fous, qu’ils paraissent, comme toujours, des lointains étrangers parmi les hommes. Et c’est pas du tout ce qui s’est passé. À ma très grande surprise, un grand nombre de personnes venaient me voir à la fin du spectacle, sans n’avoir plus aucune honte, en me confiant : « Mon père était fou, ma mère a été internée ». C’en était fini de la honte qui accompagne si souvent ces situations, avec leur lot de cruautés et de culpabilités. Je pense qu’avec le livre, c’est la même chose qui se passe. Des mains sont tendues de tous côtés. Exit la froideur et la peur. Quelque chose de la condition humaine est livrée là, et établit du commun. Aussi, je n’ai pas voulu faire un livre sur la folie : c’est pour cela qu’à l’intérieur de certains textes, il fallait faire des coupes. J’ai donc choisi de supprimer certains passages trop délirants ou incompréhensibles qui auraient assigné encore et pour toujours ces écrits dans le champ du registre pathologique, en effaçant leur dimension esthétique et humaine. Je voulais vraiment que le livre, comme le spectacle, ne suscite pas cette forme de mise à distance « raciste » entre les soi-disant fous et les supposés bien portants, avec son lot de peurs et de rejets.
Pour cela, on peut sans tricher avec ces textes, voir en eux la part de vie et de santé qu’ils contiennent, sans s’attacher aux éléments qui peuvent paraître morbides ou trop chagrin, en regardant plutôt l’énergie vitale qui en ressort, les jaillissements dont ils font preuve. Parfois, la lecture peut sembler difficile, si l’on s’arc-boute devant « ce qui ne se fait pas. » Mais si on se laisse glisser avec la phonétique, alors le sens saute au cœur, ça « tombe sous le sens » ! Et on découvre de la pure poésie, de l’humour, et souvent ils ont touché à la grâce.

Bien plus, ils ont eu un privilège par rapport à nous : celui d’avoir accès à des zones d’eux-mêmes qui nous sont fermées, qu’on nous ferme pour pouvoir vivre en société. Ils sont riches de leurs visions, ces gens ! Avec eux, la réalité est augmentée par ce qui nous dépasse. Dans d’autres sociétés, ce seraient des chamans ou des sages qui parlent aux esprits, à des forces invisibles…Ces gens-là ils sont très respectés dans d’autres sociétés jugées plus « sauvages. » Ce sont souvent des hasards de naissance qui font qu’untel est jugé bizarre et se retrouve mis à l’isolement, alors que dans d’autres cultures, il aurait été le sorcier ou le sage du village. De fait, ces textes ont très souvent un effet libérateur et jubilatoire par le « décousage » de la langue qu’ils opèrent, et les inventions de mots avec lesquels ils se libèrent. Ce sont des jeux formels, mais qui n’ont rien de factice, d’intellectuel. Ils répondent à une recherche de la précision, dans le besoin de dire le plus vif et le plus urgent de leur vie. Ces gens qui inventaient des mots du fond de leur asile, ils ne faisaient pas les malins – cela répondait à une nécessité intérieure. Celle de dire « je ne suis pas celui que vous croyez », ou « Je veux vivre ». Ce n’est pas si étranger à ce que nous vivons dans nos vies…Combien sommes-nous, dans ce monde libre, à nous sentir un peu broyés dans des cages sociales, familiales et privées, à nous débrouiller tant bien que mal dans les carcans du langage convenu, si souvent impropre à dire la vérité du cœur. Ces auteurs ont repoussé les limites de nos langues étriquées, dévoilant des puissances insoupçonnées du langage. Peut-être bien que ces gens (qui ne se prenaient pas pour des auteurs) ont pu atteindre des sommets de liberté, justement parce qu’ils étaient réellement enfermés derrière de hauts murs d’hôpitaux, et ils ont eu sans doute une sorte de propulsion vitale d’exister dans la langue, libérée de ses convenances, du « faire comme il faut », qui n’est pas ce qu’il faut. Tout comme lorsqu’ils choisissaient la peinture pour s’exprimer, ils ne savaient pas peindre, mais ne pas savoir ne les empêchaient pas de le faire bien. Ne pas savoir, parfois, propulse.
Leurs inventions de langage ne sont pas que des symptômes, mais de la création ! À l’instar des écrits d’Aimable Jayet : « Marie made eux laine (…) Laissez penser les abrutis qui ne croient qu’à eux ils ne seront que plus vite loups phoques et art reigne eh ou la baleine a maman pour papa par les pouvoirs du fils ti coco. Quand on est fou faut’il le faire pour paraître sencé ? C’est ce que je viens de faire en écrivant a ma sœur ainé. Un maboul prêt a sombrer on ne l’abandonne pas »
C’est pour cela que la lecture de ces textes, pourtant issus de la douleur et de l’abandon asilaire, procure ce « plaisir du texte » dont parlait Barthes. Car les créations langagières de ces personnes dites malades, sont libératrices et donc festives, elles ne relèvent pas de la seule douleur, mais d’une puissance de guérison dont l’art a parfois le secret.
La Diagonale de l’art : En ce sens, la thèse de Dubuffet sur la puissance libératrice de l’art brut garde toute sa pertinence. Que l’on songe aux nombreuses œuvres d’art brut qui ont déclenché et libéré un processus créatif chez des artistes, à l’instar de Michel Nedjar pour qui la découverte d’Aloïse et de ses œuvres fut l’élément déclencheur lui donnant le courage de peindre et de dessiner.
Anouk Grinberg : Absolument ! Et la lecture de ces textes peut également avoir un pouvoir libérateur, carrément édifiant, pour ceux qui se laissent parcourir par leur énergie, et par ce droit et cette liberté qu’ils s’accordent. De la même manière qu’il y a des broderies et des peintures qui m’ont donné envie de peindre et broder, je me suis senti désinhibée en me disant : « On n’a pas besoin de savoir pour peindre ou pour broder ». En fait, il faut broder, il faut peindre. ! Cette liberté d’écrire, de dessiner qu’ils ont prise avec force et innocence est communicative ; c’est est au cœur de l’art brut, et des écrits brut. Dans le livre, c’est avant tout cette expérience de plaisir du texte qui est communiquée, par-delà la souffrance pourtant omniprésente, mais qui surmontée par ce bonheur et cette innocence du faire. Que cette liberté prise nous vienne de gens qui eux-mêmes étaient à ce point privés de liberté reste pour moi un vrai mystère. Un mystère humain, du cœur humain… et un secret de l’art.
La Diagonale de l’art : Les écrits bruts que vous avez réunis dans le recueil sont parfois accompagnés de reproductions des textes originaux. Ces illustrations donnent à voir la variété des supports qu’ont employés les auteurs internés. Elles permettent aussi d’appréhender la dimension graphique de leurs écrits. On y voit des lettres qui dansent sur le papier, ou deviennent de véritables éléments picturaux. La frontière entre écriture et image est indécise, allègrement transgressée. La dimension visuelle de ces écrits participe de l’émotion produite par ces textes.
Anouk Grinberg : J’ai choisi de publier les textes sans corriger les fautes d’orthographe ni reconstituer la ponctuation manquante, qui font partie de l’œuvre. On sait aujourd’hui que ces personnes ne disposaient que de très peu de feuilles et de crayons, ce qui les incitaient à remplir chaque espace de la feuille, avec cette tendance au « bourrage » et à l’absence de vide dans leurs écrits. De fait, la disposition graphique de ces œuvres compte beaucoup dans « l’économie » ou la dépense de cette écriture. Si vous prenez par exemple de Justine Python, elle écrivait sur de minuscules feuilles, si bien qu’il était superflu pour elle de laisser des espaces entre les mots.
“Nous Justine Python et Jules Python etnos deuxfils Pythonet Bertha Vauchzez de Villariaz nous en portes plainteset rapors contres legendarmede Vuisternens et leCergentdes gendarmedeRomontet Chanmartina Romontetdeuxinconnutquandconnaitquils en forcers de faires manter Justine Pythonetma sœur Bertha Vauchez de Villariaz depuis laprisonde Romont nous en faismontè suruneautos a tousprix etnous en conduis dans l’asildeMarsens etnous entous d’hèsabiller etnous en mis dans les bains etnous enmis dans leslits le 8 Dêcembre 1932 al’asildeMarsens ils avais pas drois sasestcriminels ils doivents êtres m… »
La Diagonale de l’art : Concrètement, comment avez-vous fait pour trouver tous ces textes ?
Anouk Grinberg : Cela va faire cinq ans que je recherche des textes bruts dans des recueils ou auprès de personnels d’hôpitaux psychiatriques. J’ai consulté les archives de musées, dont celles à la Collection de l’art brut à Lausanne, qui a accueilli très favorablement mon projet. Ils m’ont ouvert des boites où reposaient des documents souvent très anciens, mais également de nouveaux écrits. J’ai tout de suite voulu pour le plus grand nombre d’auteurs reconstituer des éléments biographiques, parce que la plupart de ces gens avaient eu des identités non seulement broyées, mais spoliées, et cela m’importait beaucoup de leur restituer un peu de leur de vie, fut-elle infra mince, ou extra triste.
J’ai donc fait un long travail de recherche, afin de retrouver leurs noms, leurs dates de naissance, leurs dossiers médicaux quand c’était possible, des photos de leurs visages, bref, les faire revenir sur cette terre. D’autres seront à jamais des anonymes, et resteront de lointaines comètes. Je suis allée à Lausanne, mais également au LaM, à Lille (Lille Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut). J’ai été en contact avec des anciennes infirmières, et des collectionneurs d’art brut. Je me suis mis aussi en rapport avec Le Centre La Pommeraie qui accueille aujourd’hui des personnes handicapées mentales adultes et leur permet de peindre et écrire,et auprès d’un auteur qui fait un travail remarquable avec des enfants autistes. Les textes de ces enfants sont livrés tels quels, sans aucune manipulation d’adulte « savant ». Eux qui n’avaient jamais parlé, ont une perception de la vie bouleversante de vérité. Et la vérité, c’est la beauté.
La Diagonale de l’art : Votre recueil « Et pourquoi moi je dois parler comme toi », apparaît comme un ovni dans le paysage littéraire. Et, un objet très rare eu égard à l’abondance d’ouvrages consacrés aujourd’hui à l’art brut présentant des œuvres peintes ou sculptées principalement.
Anouk Grinberg : Le livre de référence, Écrits bruts écrit par Michel Thévoz, l’ancien directeur de La Collection de l’art Brut, est depuis longtemps épuisée. Mais moi, je ne voulais pas cantonner ces auteurs en marge de la grande littérature. Il faut qu’ils trouvent la place qu’ils méritent. Ce sont des artistes au plein sens du terme, pas des auteurs marginaux ou mineurs, et ce sont des œuvres importantes qui ne doivent plus être réductibles à leurs seules composantes pathologiques, asilaires, que l’on pourrait consulter à titre de curiosité comme des manifestations morbides, ou symptomatiques. C’est la raison pour laquelle j’ai voulu les mettre en jonction avec des textes d’auteurs reconnus.
Ce qui m’importe avec ce livre, c’est que ces auteurs soient non seulement entendus dans leur puissant mystère, mais qu’ils puissent avoir une reconnaissance esthétique, la même qui fut accordée aux œuvres plastiques issues de l’art asilaire depuis une quarantaine d’années. Je voudrai que ces écrits apparaissent comme des grands textes à l’instar des ceux de Michaux ou d’Émilie Dickinson qui les accompagnent. Je veux qu’ils sortent de leur ghetto. Le ghetto a assez duré pour eux, et le déni de leur existence est trop épais de notre côté. Il ne s’agit pas de culpabiliser, mais de s’ouvrir. La littérature officielle est amputée de ces témoignages, car ce sont des maîtres qui touchent au cœur du langage. C’est pour ça que j’ai voulu créer ces amitiés dans le livre entre fous et pas fous, casser la frontière entre autorisé et non-autorisé, car la frontière n’existe pas si on se place du point de vue de la force artistique.
La comédienne Anouk Grinberg accompagnée du musicien Nicolas Repac
En marge de la sortie du livre d’Anouk Grinberg « Et pourquoi moi je dois parler comme toi ? » aux éditions Le Passeur, on peut voir une captation de son spectacle où une partie des écrits bruts publiés sont lus par la comédienne sur le lien suivant :
Tous ces textes sont aussi réunis dans un livre paru le 15 octobre chez Le Passeur (265 pages, 18,90€).
Et pourquoi moi je dois parler comme toi ? rassemble au total plus de 50 textes enrichis de fac-similés de lettres parfois génialement calligraphiées.